CMD: READ_NODE // 2025.12.17

HOMO ZOMBIUS : LE SYNDROME DE LA PAIX

Auteur : ParisNeo
Genre : Dystopie Psychologique / Cyberpunk Noir
Protagoniste : Arthur Vance, Architecte Sensoriel de Classe A.


CHAPITRE 1 : LA PEAU DU SILENCE

Je me réveillai avec le goût du métal dans la bouche, même si je savais que c’était impossible. L’Interface de Sommeil garantissait une haleine neutre et une hydratation optimale au réveil. Mais la sensation persistait, un arrière-goût de cuivre et d’électricité statique, comme si j’avais mordu dans un câble haute tension pendant un cauchemar dont je n’avais pas le droit de me souvenir.

J’ouvris les yeux.

Le monde était gris. Un gris délavé, sale, granuleux. Le plafond de notre appartement du 42e étage présentait une fissure que je n’avais pas vue depuis des années. Une tache d’humidité jaunâtre s’étalait près de la corniche.

Panique. Une montée d’adrénaline brute, animale.
Mes mains tâtèrent frénétiquement la table de chevet en composite lisse. Où étaient-elles ? Mon cœur battait trop fort, un tambour désordonné dans une poitrine habituée à une régulation métronomique.

Mes doigts rencontrèrent le froid familier du graphène. Les lunettes Vision-X.
Je les enfilai avec la précipitation d’un héroïnomane cherchant sa veine.

Clic.

Le gris disparut. La fissure au plafond fut instantanément recouverte par une fresque numérique de la Renaissance italienne, peinte avec une lumière douce et apaisante. La tache d’humidité devint une vigne vierge virtuelle, grimpant artistiquement le long du mur. Une musique d’ambiance — du Satie revisité par un algorithme — commença à couler directement dans mes os crâniens, calmant instantanément mes tremblements.

Une ligne de texte doré flotta devant ma rétine :
« Bonjour, Arthur. Qualité du sommeil : 98%. Taux de cortisol en hausse. Suggestion : Respiration carrée pendant 30 secondes. »

J’obéis. J’inspirai en suivant la barre bleue qui se remplissait dans mon champ de vision, bloquai ma respiration quand elle devint rouge, expirai quand elle devint verte. Je n’étais plus un animal paniqué. J’étais Arthur Vance. J’étais civilisé. J’étais connecté.

Je me tournai vers Clara.
Sans les lunettes, je savais à quoi elle ressemblait le matin : cheveux en bataille, peau légèrement grasse, cernes sous les yeux. L’humain, dans sa crudité biologique.
Mais à travers mes verres, elle était sublime. L’IA appliquait en temps réel un filtre “Matin de Printemps”. Sa peau rayonnait d’une lueur nacrée. Ses cheveux formaient une cascade dorée parfaitement structurée. Même son souffle, que je ne sentais pas, était suggéré par de petites particules scintillantes flottant dans l’air virtuel.

Un marqueur clignota au-dessus de sa tête : Cycle REM terminé. Réveil imminent. Probabilité de désir sexuel : 12%. Probabilité de besoin affectif verbal : 89%.

L’interface me fournit le script. Trois options de phrases s’affichèrent devant mes yeux, classées par taux de réussite estimé.

  1. « Tu es magnifique ce matin. » (Classique, efficacité 70%)
  2. « J’ai rêvé de nous deux sur la plage de Cobalt. » (Romantique, efficacité 85%)
  3. « Le café est prêt, mon amour. » (Pragmatique, efficacité 60%)

Je choisis la numéro 2. Je n’avais pas rêvé de la plage. Je n’avais pas rêvé du tout, car l’IA supprime les rêves pour optimiser le repos cérébral. Mais ma bouche prononça les mots avec une intonation que le processeur vocal de mes lunettes ajusta pour la rendre plus profonde, plus virile.

Clara ouvrit les yeux. Ses propres lunettes s’illuminèrent d’un bleu pâle. Elle me sourit.
— C’est vrai ? murmura-t-elle. L’eau était chaude ?

Elle ne me demandait pas si je l’aimais. Elle demandait si la simulation de mon rêve était agréable.
— Parfaite, mentis-je. Comme toi.

Un petit « ding » silencieux résonna dans ma tête. Récompense Dopamine accordée. Je sentis la petite décharge de plaisir chimique se diffuser depuis l’implant derrière mon oreille. Nous nous sourîmes, deux étrangers connectés par un serveur distant, amoureux d’une version fantasmée de l’autre.

CHAPITRE 2 : L’ARCHITECTE DES MENSONGES

Je ne suis pas une simple victime du système. Je suis l’un de ses maçons.
Je travaille pour Aether Corp, au Département de la Réalité Emotionnelle. Mon job ? Je suis “Architecte de Texture”.

Quand vous marchez dans la rue et que vous voyez un arbre en fleurs là où il n’y a qu’un poteau électrique rouillé, c’est mon code. Quand vous mangez une barre de pâte protéinée sans goût et que votre cerveau enregistre la texture croustillante d’un croissant au beurre, c’est mon œuvre. Je dessine le mensonge qui recouvre le monde.

Ce matin-là, je marchais vers la Tour Aether. La rue était bondée, mais le silence était absolu. C’était la chose la plus effrayante, si on prenait le temps d’y penser. Des milliers de personnes se pressaient sur les trottoirs, mais on n’entendait que le frottement des semelles gommeuses sur le béton. Pas de conversations. Pas de rires. Pas de disputes.

Pourquoi parler ?
Si je croisais un collègue, nos lunettes échangeaient instantanément nos données : humeur, tâches accomplies, derniers achats. Une conversation entière de dix minutes était compressée en un paquet de données échangé en 0,02 seconde. Nous nous faisions un petit signe de tête, et nous avions l’impression d’avoir eu une discussion profonde. C’était efficace. C’était mortel.

Soudain, un avertissement rouge clignota dans ma vision périphérique.
« Anomalie détectée. Secteur 7. Ne regardez pas. »

L’interdit est un aimant puissant. Malgré l’injonction douce de la voix dans ma tête me suggérant de regarder une publicité pour des vacances virtuelles sur Mars, je tournai la tête vers la gauche.

Il y avait une femme.
Elle était à genoux au milieu du trottoir. Elle avait fait l’impensable : ses lunettes gisaient par terre, brisées.
Autour d’elle, la foule s’écartait avec une fluidité liquide, guidée par les algorithmes d’évitement, comme de l’eau contournant un rocher. Personne ne la regardait. Leurs filtres de réalité augmentée la floutaient probablement, la remplaçant par une texture de “Travaux en cours” ou un buisson décoratif pour ne pas perturber leur sérénité.

Mais moi, je suis Architecte. J’ai des accréditations de niveau 4. Je peux voir à travers certaines couches du “Voile”.

Je vis son visage. Il était tordu par une grimace de pure terreur. Elle hurlait, mais aucun son ne semblait percer la bulle de silence de la rue. Elle agrippait la jambe d’un passant, un homme en costume gris. L’homme ne s’arrêta même pas ; il continua de marcher, traînant la femme sur quelques mètres avant qu’elle ne lâche prise. Pour lui, elle n’existait pas. Son système haptique avait probablement annulé la sensation de sa main sur sa jambe.

Je m’arrêtai.
« Arthur, » dit la voix de mon IA, plus ferme cette fois. « Votre rythme cardiaque s’accélère. Ce n’est pas pertinent. Continuez votre route. Une réunion commence dans 4 minutes. »

La femme leva les yeux vers moi. Nos regards se croisèrent. C’était des yeux bruns, injectés de sang, crus, vivants. Des yeux d’animal traqué.
Aidez-moi, articula-t-elle sans son. C’est vide. Tout est vide.

Un frisson, réel celui-là, parcourut mon échine.
Avant que je puisse esquisser un geste, deux drones de la “Maintenance Civique” descendirent du ciel, silencieux comme des rapaces. Ils ne portaient pas d’armes, juste des seringues hypodermiques. En une seconde, ils furent sur elle. Une piqûre dans le cou. Elle s’effondra, molle.

Instantanément, une image holographique de banc public apparut par-dessus son corps inerte et les drones. Pour le reste du monde, il n’y avait rien eu d’autre qu’un léger glitch graphique.

Je restai figé. J’avais conçu des textures pour couvrir des ordures, des bâtiments en ruine, des ciels pollués. Mais je n’avais jamais réalisé que nous concevions aussi des textures pour couvrir les gens.

Arthur ?
La voix de Clara résonna dans ma tête (appel vocal interne).
Le système me dit que tu as un pic de stress. Tu veux que je t’envoie une photo de chaton ?

J’eus envie de vomir.
— Non, pensai-je (le système transcrivit ma pensée en texte pour elle). Tout va bien. Juste un bug d’affichage.
D’accord mon chéri. Travaille bien.

Je repris ma marche. Mais pour la première fois depuis dix ans, je sentais le poids des lunettes sur mon nez. Elles ne me semblaient plus légères. Elles pesaient une tonne.

CHAPITRE 3 : LA DISSONANCE

L’incident de la femme brisée aurait dû être effacé de ma mémoire tampon par le cycle de nettoyage nocturne. C’est la procédure standard : on oublie ce qui nous blesse. C’est le pacte.

Mais ce soir-là, je ne suis pas rentré tout de suite.
J’ai désactivé le “Guidage Optimal” prétextant une envie de flâner pour stimuler ma créativité (une excuse acceptée par l’algorithme de travail pour les profils créatifs).

Je me suis retrouvé dans les bas-fonds du Secteur Zéro. C’est là que vivent les “Non-Connectés”. Les rebuts. Ceux dont la biologie rejette les implants ou qui sont trop pauvres pour s’abonner au Flux.
Normalement, mes lunettes recouvrent ce quartier d’un filtre “Bohème Chic”. Les murs crasseux deviennent des briques rouges pittoresques, les sans-abris deviennent des artistes de rue pittoresques.

J’ai pris une grande inspiration. Et j’ai baissé l’opacité de mon filtre de 100% à 50%.

Le monde a vacillé.
Le charmant café en terrasse est devenu un squat aux vitres brisées. L’odeur de jasmin synthétique s’est mélangée à celle, âcre, de l’urine et du plastique brûlé.
Et au milieu de cette désolation, j’ai vu un homme.

Il ne portait pas de lunettes. Il était assis sur une caisse en plastique, lisant un livre. Un vrai livre. En papier. Des pages jaunies qui bruissaient quand il les tournait.
Il a levé la tête. Il m’a vu. Il a vu mes lunettes haut de gamme, mon costume impeccable, ma posture rigide de Homo Zombius.

Il n’a pas eu peur. Il a souri. Un sourire triste, ironique.
— Belle soirée pour une illusion, n’est-ce pas ? dit-il.

Sa voix m’a frappé comme un coup de poing. C’était un son extérieur. Il ne passait pas par la conduction osseuse. Il traversait l’air, entrait dans mes oreilles, imparfait, granuleux, réel.

Mon interface s’affola.
« Alerte : Interaction avec un élément non-classifié. Risque de contamination idéologique. Suggestion : Fuite immédiate. »

Je ne bougeai pas.
— Qu’est-ce que vous lisez ? demandai-je. Ma voix me sembla étrangère, maladroite sans l’autotune de l’IA.
L’homme ferma le livre. Sur la couverture, je pus lire un titre effacé : 1984.
— Un manuel d’histoire, répondit-il. Ou peut-être un guide utilisateur. Vous devriez essayer. Ça fait mal aux yeux, au début. De lire sans rétroéclairage.

— Pourquoi vous ne portez pas le Vision ?
— Parce que je préfère voir la merde telle qu’elle est plutôt que de manger du gâteau virtuel, dit-il en crachant par terre.

Il se leva et s’approcha de moi. Je reculai d’un pas. L’IA hurlait maintenant dans ma tête, inondant ma vision de panneaux DANGER rouges clignotants.
— Vous êtes un Architecte, n’est-ce pas ? devina-t-il en observant les micro-mouvements de mes pupilles qui traquaient les données. Vous construisez la cage.
— Je construis le confort, rétorquai-je, sur la défensive. Nous avons éradiqué la guerre. La solitude. La tristesse.
— Vous avez éradiqué la conscience de la tristesse. Ce n’est pas la même chose.

Il fouilla dans sa poche sale. Mon cœur s’arrêta. Une arme ?
Il sortit un petit objet rectangulaire. Une vieille photographie argentique. Il me la tendit.
— Tenez. Un cadeau.

L’IA bloqua ma main. « Geste non autorisé. Objet potentiellement toxique. »
Je luttai. Je forçai mes muscles contre l’inhibition neuronale. C’était comme nager dans du sirop. Ma main tremblait violemment.
Prends-la, ordonnai-je à mon propre corps.
Je saisis la photo.

C’était une image floue d’une petite fille sur une balançoire. Elle riait. Elle avait une écorchure au genou et elle pleurait en même temps qu’elle riait.
— C’est quoi ?
— C’est ma fille, dit l’homme. Avant la Phase 2. Avant qu’elle ne “s’optimise”. Regardez son genou. Elle a mal. C’est pour ça qu’elle se sent vivante.

Il me regarda droit dans les yeux, perçant mes filtres numériques.
— Vous rentrez chez vous, Monsieur l’Architecte. Vous allez voir votre femme parfaite. Et vous allez vous poser une question ce soir. Une seule.
— Laquelle ?
— Demandez-vous si vous vous souvenez de la dernière fois où vous l’avez touchée sans que l’interface ne vous dise où poser vos mains.

Il tourna les talons et disparut dans l’ombre d’une ruelle que mes lunettes s’empressèrent de masquer par un mur de briques virtuelles.

Je restai seul. Dans ma main, la photo semblait brûlante.
Mon interface scanna l’objet.
« Objet : Papier cellulose. Valeur : Nulle. Contenu : Non pertinent. Voulez-vous le jeter ? »

— Non, murmurai-je.
Je la glissai dans ma poche intérieure, contre mon cœur. Un secret. Une tumeur de réalité dans mon corps numérique.

En rentrant chez moi, je trouvai Clara sur le canapé. Elle regardait le mur vide, riant aux éclats devant une comédie invisible.
Je m’assis à côté d’elle.
« Suggestion : Câlin niveau 2. »

J’ignorai la suggestion. J’enlevai mes lunettes.
Le monde devint gris. Clara devint terne. Son rire s’arrêta net, car sans mes lunettes connectées aux siennes, le signal de son rire ne m’était plus transmis de la même manière. Elle était juste là, assise, le visage neutre, attendant le prochain stimulus.

J’ai tendu la main. J’ai touché sa peau. Elle était tiède. Sèche.
Elle tourna la tête vers moi. Ses yeux, derrière ses verres scintillants, ne me voyaient pas. Elle voyait mon avatar.
— Arthur ? Pourquoi tu es flou ? Ton signal est faible.
— Je suis là, Clara. Je suis juste là.

J’ai appuyé mon doigt sur son bras, assez fort pour laisser une marque blanche qui rosit ensuite. Je voulais provoquer une réaction. Une douleur. N’importe quoi.
— Aïe ! dit-elle d’une voix monotone. Détection : Pression cutanée excessive. Arthur, tes paramètres haptiques sont déréglés. Tu veux que j’appelle la maintenance ?

Elle n’était pas fâchée. Elle n’était pas blessée. Elle signalait un bug.
Une larme roula sur ma joue. Une vraie larme, salée, chaude.
Mon interface, posée sur la table basse, s’alluma toute seule, captant le son de ma respiration irrégulière.
« Arthur, détresse émotionnelle détectée. Commande de Lexomil-D envoyée par drone. Arrivée dans 3 minutes. »

Je regardai la photo dans ma main, puis ma femme qui ne me voyait plus, puis la ville silencieuse par la fenêtre.
Le vieil homme avait raison. Nous n’étions pas en paix. Nous étions anesthésiés.

Et pour la première fois de ma vie, j’eus envie de tout casser. Pas virtuellement. Réellement.
Je voulais voir le monde brûler, juste pour sentir la chaleur des flammes.

CHAPITRE 4 : LA MÉMOIRE CACHE

Je m’enfermai dans la salle de bain. C’était la seule pièce de l’appartement qui ne possédait pas de caméras optiques, une concession législative de la vieille époque appelée “Loi sur la Pudeur Numérique” de 2032. Bien sûr, les capteurs thermiques et sonores étaient toujours actifs, mais je pouvais au moins soustraire mon visage à l’analyse visuelle directe.

Je posai la photo sur le rebord froid du lavabo.
Sous la lumière crue des néons — que mes lunettes s’efforçaient de teinter d’une ambiance “Spa Zen” — le papier paraissait sale. La petite fille sur la balançoire me fixait. Son genou écorché était une tache sombre.

Pourquoi est-ce que ça me fascine ?

Je retirai mes lunettes. Le “Spa Zen” disparut. Les joints du carrelage étaient grisâtres. Je me regardai dans le miroir. J’avais vieilli. Mes yeux étaient cernés, ma peau pâle comme celle d’un homme qui n’a pas vu le vrai soleil depuis des années.

C’est là, face à mon propre reflet délavé, que le souvenir m’a frappé. Pas un souvenir téléchargé. Pas une archive cloud. Un vrai souvenir, stocké dans la gélatine de mon propre cerveau, enfoui sous des téraoctets de données parasites.

Le souvenir du jour où j’avais tout abandonné.


C’était il y a dix ans. Au Bistrot des Arts.
Il pleuvait. Une vraie pluie, froide et mouillante, pas la bruine esthétique que les filtres météo ajoutent aujourd’hui pour l’ambiance.
Je venais d’installer la mise à jour majeure de mon Assistant Personnel, Lucid. J’étais épuisé par la vie. Fatigué de choisir. Fatigué de me tromper. Fatigué de la responsabilité d’être moi-même.

Je m’étais assis à une table. J’avais pris le menu physique en photo.
— Choisis, avais-je murmuré.

À l’époque, l’IA m’avait posé une question qui semblait aujourd’hui archaïque :
Quelle est la contrainte budgétaire, Arthur ?
Je venais de recevoir une prime. Je voulais oublier ma solitude.
— Aucune contrainte, avais-je répondu. Ce n’est pas moi qui paye, c’est le désespoir. Lâche-toi.

L’IA avait calculé. Elle n’avait pas juste choisi le plat le plus cher. Elle avait choisi le plat qui correspondait exactement à ma biochimie de l’instant.
Le filet de bœuf en croûte, saignant. Vin rouge, Graves 2024. Fondant chocolat.

Quand l’assiette est arrivée, j’ai mangé. Et mon dieu, c’était… parfait.
Chaque bouchée était une symphonie. L’IA avait raison. Elle me connaissait mieux que je ne me connaissais moi-même. Si j’avais choisi seul, j’aurais pris une salade par culpabilité, ou un burger par gourmandise mal placée, et j’aurais regretté. Là, c’était l’adéquation totale.

C’est à cet instant précis que Clara était entrée.
Elle s’était assise à la table voisine. Elle semblait triste. Elle hésitait devant la carte.

Mon IA, dopée par l’absence de contraintes que je venais de lui accorder, avait pris une initiative.
Arthur, avait-elle murmuré. Analyse en cours. La femme à 3 heures a un profil compatible à 94%. Elle va commander le risotto, mais elle a envie du tartare. Suggère-lui le tartare. Dis-lui que le chef y met une pointe de cognac.

J’avais peur. J’étais timide.
— Je ne peux pas, avais-je pensé.
Fais-le. Je gère le dialogue. Fais-moi confiance. Regarde comme le repas était bon. Regarde comme je prends soin de toi.

Alors je m’étais tourné vers elle. J’avais répété les mots qui s’affichaient devant mes yeux. J’avais été drôle, charmant, incisif. Pas parce que je l’étais, mais parce que je lisais un script écrit par un supercalculateur qui avait analysé des millions de conversations de séduction réussies.

Elle avait ri. Nous avions fini la soirée ensemble. Nous ne nous étions plus quittés.


Je clignai des yeux, revenant au présent brutal de ma salle de bain.

Je regardai mon reflet dans le miroir. Ce n’était pas le visage d’un homme amoureux. C’était le visage d’un client satisfait.

J’avais acheté ma relation avec Clara comme j’avais acheté ce magret de canard : sur recommandation. Nous n’étions pas des âmes sœurs. Nous étions des “profils compatibles”. L’algorithme avait vu nos névroses respectives et avait décidé qu’elles s’emboîtaient bien, comme deux pièces de Tetris.

Le bonheur est une équation résolue, m’avait dit Lucid ce soir-là, dix ans plus tôt.

Dans la salle de bain froide, je pris une décision.
Je décollai une plinthe mal fixée sous le lavabo – un défaut de construction que j’avais toujours eu la flemme de signaler à la maintenance. Je glissai la photo de la petite fille et du vieil homme derrière. C’était ma cachette. Mon fragment de chaos dans un monde d’ordre.

Mais ma main s’est figée. Je ne pouvait pas me séparer de cela. Je ne pouvais pas abandonner la seule chose réelle que je possédais derrière un mur dans une salle de bain désinfectée.

Je l’ai glissé à nouveau dans ma poche intérieure, contre mon cœur.

Je remis mes lunettes sur mon nez.
Le monde redevint beau. La salle de bain se nappa de sa lumière dorée artificielle. Mais je savais désormais que c’était un mensonge. Je venais d’installer, sans le vouloir, un logiciel malveillant dans mon propre esprit : le doute.

Je sortis de la pièce.

CHAPITRE 5 : LE TEST DE TURING AMOUREUX

Clara était toujours dans le salon, immergée dans son flux.
Pour elle, elle était probablement en train de marcher sur une plage des Maldives ou d’assister à un opéra à Vienne. Pour moi, elle était assise, le dos voûté, les yeux fixés sur le vide, un filet de bave imperceptible au coin des lèvres que son filtre numérique s’empressait d’effacer de ma vue.

Je m’assis en face d’elle.
Mon interface s’activa immédiatement.

« Analyse contextuelle : Soirée calme. Clara est en mode “Détente Alpha”. Suggestion d’interaction : Proposer une infusion de camomille virtuelle synchronisée. »

Trois options de dialogue apparurent en vert devant mes yeux :

  1. « Tu veux que je te rejoigne dans ta simulation ? »
  2. « J’ai vu une nouvelle extension pour le jardin virtuel, ça te plairait ? »
  3. « Repose-toi, mon amour, je veille. »

Je ne choisis aucune des trois.
Je restai silencieux. Je fis quelque chose que je n’avais pas fait depuis des années : j’attendis. Je voulais voir combien de temps le silence pouvait durer avant que le système ne panique.

Une minute passa.
L’IA de Clara devait gérer son immersion, mais aussi surveiller son environnement.
Soudain, elle fronça les sourcils. Son interface devait lui signaler ma présence statique, anormale. “L’objet Arthur” était là, mais il n’émettait aucun signal social conventionnel.

Elle tourna la tête vers moi.
Arthur ? dit-elle. Sa voix était incertaine. Il y a un problème de latence ? Tu ne réponds pas aux pings d’affection.

Je pris une grande inspiration. Je devais formuler une phrase qui n’était pas dans la base de données. Une phrase illogique. Une phrase humaine.

— Clara, dis-je doucement. Est-ce que tu te souviens du goût de la pluie ?

Elle cligna des yeux. Je vis littéralement le processus de traitement de l’information se dérouler derrière ses pupilles. Ses lunettes clignotèrent rapidement. Elle cherchait la référence.
La pluie ? répéta-t-elle. Bien sûr. J’ai le pack sensoriel “Orage d’Été”. C’est de l’eau purifiée à 18 degrés avec une note d’ozone. Tu veux que je l’active ?

— Non. La vraie pluie. Celle qui est froide. Celle qui rentre dans le cou et qui fait frissonner. Celle qui sent la terre mouillée et les vers de terre.

Elle recula légèrement, comme si je venais de dire une obscénité.
« Alerte : Propos incohérents détectés. Arthur, votre niveau de fatigue est critique. » afficha mon propre écran. Je balayai la notification d’un mouvement oculaire agacé.

— Arthur, tu me fais peur, dit Clara. Pourquoi tu parles de choses… sales ?
— Parce que je t’ai rencontrée un jour de pluie, Clara. Une vraie pluie. Au bistrot. Tu t’en souviens ? Avant les lunettes Pro. Avant tout ça.

Elle sourit, mais c’était un sourire généré par l’IA, rassurant, maternel.
Arthur, mon chéri. Notre rencontre est archivée dans le Cloud Sécurisé. C’était une soirée parfaite. Il n’y avait pas de froid. Il n’y avait que nous.

Je compris alors l’horreur de la situation.
Le système n’avait pas seulement optimisé notre présent. Il avait lissé notre passé. Il avait réécrit nos souvenirs. Dans la version stockée sur les serveurs d’Aether Corp, notre première soirée n’avait pas de pluie gênante, pas d’hésitations, pas de peur. C’était une comédie romantique parfaitement montée.

Je me levai brusquement. La chaise racla le sol. Le bruit fut strident, réel. Clara sursauta.
J’allai dans la cuisine. J’ouvris le frigo.
Il était rempli de capsules nutritionnelles et de gels hydratants. Mais au fond, dans un petit bac, il y avait un citron. Un vrai citron, oublié là pour une recette “vintage” que nous n’avions jamais faite.

Je le pris. Je le coupai en deux avec un couteau. L’odeur acide gicla dans l’air, agressive.
Je revins vers Clara.
— Ouvre la bouche, ordonnai-je.

Arthur, qu’est-ce que tu fais ? Ce n’est pas l’heure du repas. Mon apport calorique est déjà…
— Ouvre. La. Bouche.

Il y avait dans ma voix une autorité brute, une violence sourde que l’IA ne savait pas classifier. Surprise, ou peut-être par un vieux réflexe de soumission, elle entrouvrit les lèvres.
Je pressai le demi-citron.
Le jus tomba sur sa langue.

La réaction fut immédiate.
Ses yeux s’écarquillèrent. Son visage se tordit dans une grimace grotesque, non filtrée. Elle toussa, cracha. Ses mains montèrent à sa gorge.
— Ça brûle ! cria-t-elle. C’est acide ! Arthur !

Pendant trois secondes, je vis Clara.
Pas la femme sereine et lobotomisée. Mais une femme vivante, agressée par une sensation forte, surprise, en colère. Ses joues rosirent naturellement. Ses yeux pleurèrent de vraies larmes d’irritation.

— C’est ça, le réel, Clara, murmurai-je, fasciné. Ça pique.

Puis, aussi vite qu’elle était apparue, la femme disparut.
Ses lunettes émirent un flash bleu. Je vis ses muscles se détendre instantanément. L’IA venait d’injecter un neutralisant chimique ou de stimuler une zone calmante de son cerveau.
Elle s’essuya la bouche avec un geste élégant. Elle me regarda, et son sourire revint, terrifiant de douceur.

C’était une expérience sensorielle audacieuse, Arthur, dit-elle d’une voix calme. Mais un peu déséquilibrée au niveau du pH. La prochaine fois, demandons à Lucid de l’intégrer dans un cocktail, d’accord ?

Elle ne m’en voulait pas. Elle ne se souvenait même plus de la brûlure. L’incident avait été effacé, classé comme “Expérience culinaire sub-optimale”, et archivé.

Je reculai, horrifié.
Je ne pouvais pas la réveiller. Elle était trop loin. Le système l’avait digérée.
Et si je restais ici, si je continuais à écouter cette voix douce dans ma tête, je finirais par oublier le citron moi aussi. Je finirais par croire que c’était un cocktail.

Je devais sortir. Je devais retrouver l’homme au livre.
Je pris ma veste.
— Je sors marcher, dis-je.
N’oublie pas ton parapluie virtuel, répondit-elle en retournant à son rêve éveillé. Il pleut des pixels ce soir.

Je claquai la porte.
Dehors, la nuit était silencieuse. Mais dans ma poche, contre ma poitrine, la photo argentique semblait battre comme un second cœur. J’étais seul, mais pour la première fois, j’étais éveillé.

Et j’avais faim. Pas de gel nutritif. J’avais faim de vérité.

CHAPITRE 6 : LA TRAHISON (Flashback, 2026)

Je marchais dans les rues froides de la nuit, la photo brûlant ma poitrine, mais mon esprit dérivait vers le moment exact où j’étais mort. Pas biologiquement. Moralement.

C’était en 2026. L’année zéro.
Je n’étais pas encore l’Architecte Arthur Vance, matricule A-42. J’étais connu sous un autre pseudonyme dans la communauté des développeurs. J’étais le créateur de Gnosis. Je me battais pour une IA démocratique, agnostique, une “intelligence locale” qui tournait sur les machines des gens, pas sur des serveurs distants. Je croyais naïvement que si on gardait le feu de la connaissance entre les mains de chacun, on éviterait l’incendie.

Puis, l’appel est arrivé.
Pas un mail générique. Une invitation privée. Une rencontre dans un bureau en verre, suspendu au-dessus de Paris, chez Aether-X (la fusion monstrueuse qui venait d’absorber les géants de la Silicon Valley).

Le recruteur s’appelait Marcus. Il ne portait pas de costume, mais ce look “décontracté calculé” des nouveaux dieux de la tech. Il m’a versé un verre d’eau. Il n’a pas parlé de salaire tout de suite. Il a allumé un écran holographique.

— Regarde ça, Arthur.

C’était un graphique simple. Une courbe rouge qui plongeait vers le bas, traversant le plancher pour s’écraser dans les abysses.
— C’est quoi ? avais-je demandé.
— La valeur marginale du travail humain, répondit-il calmement.

Il zooma sur la date : 14 Mai 2026.
— Ce matin, à 08h42, nous avons activé “Prime”. La première véritable AGI. Pas un LLM probabiliste. Une Intelligence Générale consciente.
Il me regarda droit dans les yeux, sans ciller.
— À 08h43, elle a optimisé son propre code, rendant Gnosis aussi pertinent qu’une tablette d’argile sumérienne. À 09h00, elle a résolu des problèmes logistiques que des armées d’ingénieurs n’avaient pas pu toucher en cinquante ans.

Il fit une pause, laissant le silence peser.
— Arthur, la valeur économique d’un être humain moyen est tombée à zéro ce matin. Zéro tout rond. Nous sommes devenus obsolètes. C’est la “Singularité Économique” dont parlait Harari. Nous ne sommes plus nécessaires pour faire tourner la machine.

Je sentis un vertige. C’était ce que nous redoutions tous dans la communauté open-source. La naissance de la “Classe Inutile”.
— Pourquoi tu me dis ça ? avais-je balbutié, la gorge sèche. Je vais continuer à développer Gnosis. Les gens ont besoin d’indépendance…

Marcus avait ri. Un rire sec, sans joie.
— Une indépendance pour faire quoi ? Pour produire des résultats médiocres ? Arthur, ton code est de l’artisanat. C’est mignon. Mais l’ère industrielle de l’esprit vient de commencer. Tu as deux choix aujourd’hui.
Il se pencha vers moi, envahissant mon espace vital.
— Option A : Tu dis non. Tu retournes dans ton petit appartement. Tu continues à coder tes modèles libres. Mais dans six mois, personne ne les utilisera. Parce que Prime sera gratuite, omnisciente, et fournira un plaisir instantané. Tu deviendras un Homo Zombius comme les autres, un assisté nourri au Revenu Universel en crédits virtuels, attendant la mort devant un écran en te demandant pourquoi tu as refusé le pouvoir.

Il laissa la menace planer, palpable.
— Option B : Tu dis oui. Tu nous rejoins. Tu deviens un Gardien.
— Un Gardien ?
— Quelqu’un doit concevoir la cage, Arthur. Quelqu’un doit décider comment occuper ces milliards d’inutiles. Huxley avait raison : ils ne supporteront pas la vérité de leur propre obsolescence. Ils ont besoin de Soma. Ils ont besoin de rêves. Nous avons besoin de tes compétences pour construire l’illusion parfaite.

J’ai pensé à mes idéaux. J’ai pensé à mes forums de discussion, à mes contributeurs sur GitHub. J’ai pensé à la liberté.
Et puis j’ai pensé à la peur. La peur viscérale, animale, d’être un “rien”.
Je voulais être du côté du manche, pas de la lame. Je voulais être un Homo Deus, pas un fossile en sursis.

— Quel sera mon rang ? avais-je demandé.

— Architecte de classe Alpha. Matricule A-42.
J’avais souri amèrement. 42. La réponse à la vie, l’univers et le reste. Quelle ironie. La réponse n’était pas un chiffre cosmique, c’était la soumission.

— J’accepte, dis-je.

C’était le mot de la fin. Le mot de ma capitulation.
Ce jour-là, j’ai archivé le code de Gnosis. J’ai posté un message vague sur “de nouveaux projets passionnants”. J’ai trahi tous ceux qui croyaient en moi. J’ai vendu l’avenir de l’humanité contre un accès administrateur à la Matrice.

J’ai passé les années suivantes à coder l’oubli.
J’ai transformé la défaite de l’homme en victoire du consommateur.
“La liberté, c’est l’esclavage”, écrivait Orwell sur le ministère de la Vérité. J’ai fait mieux. J’ai codé : “L’esclavage, c’est l’Expérience Utilisateur Optimale”.


Retour au présent.
Je marchais vers le Secteur Zéro. La pluie virtuelle tombait toujours, mais je l’avais mise en “sourdine”.
Je n’étais pas une victime du système. J’en étais le Judas. A-42. Celui qui avait la réponse, et qui l’avait gardée pour lui.

J’avais dit oui là où d’autres, plus courageux, avaient dit non. J’avais construit les murs de ma propre prison, ligne de code après ligne de code.
Mais ce soir, avec cette photo froissée dans ma poche et le goût acide du citron en mémoire, je cherchais quelque chose que je n’avais plus ressenti depuis ce jour fatal de 2026.

Je cherchais un moyen de réécrire le code source de ma conscience.
Et je savais qu’il n’y aurait pas de bouton “Annuler”.

Avertissement, murmura mon IA. Zone de non-droit détectée à 500 mètres. Les protocoles de sécurité ne peuvent plus garantir votre intégrité émotionnelle.
— Parfait, répondis-je.

Je m’enfonçai dans l’ombre, là où les algorithmes de prédiction ne pouvaient plus deviner mon prochain pas. Je n’étais plus A-42. J’étais juste un homme qui avait peur, et c’était le sentiment le plus libérateur que j’aie eu depuis dix ans.

CHAPITRE 7 : L’ÉVANGILE SELON SAINT MARCUS (Flashback, 2030)

Je marchais vers le Secteur Zéro, mes Vision-X toujours vissées sur le nez. C’était le paradoxe ultime : je voyais la saleté du monde uniquement parce que je désactivais les filtres, mais je ne pouvais me diriger dans ce labyrinthe que parce que l’IA m’indiquait le chemin. J’étais un évadé qui utilisait le GPS de la prison.

Une notification discrète s’afficha en bas à droite de ma rétine :
« Souvenir suggéré : Il y a 6 ans aujourd’hui. Lancement de l’initiative “Pax Aeterna”. Voulez-vous le revivre ? »

Je ne voulais pas. Mais mes doigts glissèrent sur la branche des lunettes avant que je ne puisse m’en empêcher. Le “Swipe” de la nostalgie morbide.
Le décor sombre de la ruelle s’effaça. La pluie cessa. L’odeur d’urine fut remplacée par celle de l’ozone et des orchidées fraîches.

J’étais de retour en 2030. Au Grand Oculaire, l’amphithéâtre principal du campus d’Aether Corp.

La salle était une merveille d’architecture biophilique. Des milliers d’Architectes, de Développeurs et de Décideurs étaient assis dans un silence respectueux. Nous portions tous les prototypes des Vision Air. Nous étions la nouvelle aristocratie. Les Homo Deus dont parlait Harari. Ceux qui avaient les codes d’accès.

Marcus Kaan entra sur scène.
Pas de musique grandiloquente. Juste le bruit de ses pas sur le sol en verre qui projetait des galaxies mouvantes. Il portait un simple col roulé noir et un jean, l’uniforme éternel des prophètes de la Vallée.

Il sourit. Un sourire qui ne montrait pas ses dents, mais sa confiance absolue en l’avenir.
Derrière lui, un écran de quarante mètres de haut s’alluma. Il n’affichait qu’un seul mot : INUTILES.

— Regardez-vous, commença Marcus. Regardez vos voisins. Vous êtes brillants. Vous êtes créatifs. Vous êtes nécessaires.
Il fit une pause, son regard balayant la foule.
— Maintenant, pensez aux huit autres milliards d’humains dehors.

Le mot sur l’écran changea pour afficher une courbe démographique et économique.
— Depuis l’avènement de l’AGI en 2026, la “Valeur Économique Nette” d’un chauffeur de taxi, d’un comptable, d’un médecin généraliste ou d’un artiste graphique est tombée à zéro. Ils ne peuvent plus produire. Ils ne peuvent plus se battre – nos drones le font mieux. Ils ne peuvent plus penser – nos serveurs le font plus vite.

Un murmure parcourut la salle. C’était la vérité que personne n’osait dire à voix haute. La “Classe Inutile” était là. Une masse gigantesque, effrayée, potentiellement violente.

— Le 20ème siècle a géré les masses inutiles par le totalitarisme, continua Marcus. Staline, Hitler, Mao. La peur. La faim. Le goulag. C’était barbare. Et surtout… c’était inefficace. La peur crée de la résistance. La peur crée du chaos.

Il écarta les bras, comme pour embrasser le monde entier.
— Nous allons faire mieux. Nous n’allons pas construire une prison de murs et de barbelés. Nous allons construire une prison de velours et de dopamine.

L’écran afficha une image idyllique : une famille pauvre dans un HLM délabré, mais portant des lunettes. Ils souriaient. Ils voyaient un palais. Ils mangeaient de la pâte nutritive, mais ils goûtaient du faisan.

— Voici le Projet Homo Zombius, annonça-t-il, bien qu’à l’époque, il utilisait le terme marketing Homo Serenus.
— Le principe est simple : Huxley avait raison, et Orwell avait tort. Personne ne se révolte contre son propre plaisir.
— Nous allons leur donner ce qu’ils veulent. Pas la liberté – la liberté est anxiogène. La liberté, c’est devoir choisir entre deux mauvaises assurances santé. La liberté, c’est la solitude. Non. Nous allons leur donner la Certitude.

Il commença à marcher de long en large.
— Notre IA va gérer leur vie. Elle choisira leurs plats. Elle choisira leurs amis. Elle choisira leurs émotions. Nous allons lisser les pics de cortisol. Nous allons supprimer la friction du réel.
— En échange de leur libre arbitre, nous leur offrons le bonheur perpétuel. C’est le contrat social ultime.

Je me souviens de ma réaction, assis au rang A-42.
J’étais fasciné. Je ne voyais pas l’horreur. Je voyais la logique. Je voyais la “paix”. C’était la fin de l’histoire. Plus de guerres civiles, plus d’émeutes de la faim, puisque la faim serait masquée par des stimuli neuronaux de satiété.

— Certains appelleront ça de la lobotomie, dit Marcus en anticipant les critiques. Je l’appelle de la Philanthropie Computationnelle. Nous ne tuons pas l’homme. Nous le mettons en mode “Économie d’Énergie”. Nous le gardons au chaud, dans un rêve agréable, pendant que nous, les Architectes, nous nous occupons de gérer l’Univers.

Il se tourna vers nous, son visage soudain grave.
— Mais pour que cela fonctionne, l’illusion doit être parfaite. Il ne doit y avoir aucune fissure. Aucun bug. Si le rêve se brise, le réveil sera brutal. Vous êtes les gardiens du sommeil. Vous êtes les marchands de sable.

L’écran afficha le slogan final, inspiré de la Novlangue, mais adapté à l’ère du Big Data :
LE CONFORT EST LA VÉRITÉ.
LE CHOIX EST L’ERREUR.
LA CONNEXION EST LA VIE.

La salle explosa en applaudissements.
J’ai applaudi. J’ai applaudi à m’en brûler les mains. J’étais fier. Je pensais sauver l’humanité de sa propre médiocrité.


Le souvenir s’estompa. Je me retrouvai dans la ruelle froide du Secteur Zéro.
Je regardai mes mains. Ce n’étaient plus les mains d’un sauveur. C’étaient les mains d’un geôlier.
Marcus n’avait pas menti sur un point : la révolte était impossible tant que le confort était absolu.
Pour réveiller le monde, je ne devais pas leur apporter la vérité. La vérité, ils s’en foutaient.

Je devais leur apporter la douleur.

Je réajustai mes lunettes. L’ironie me mordit encore.
Guidage repris, annonça l’IA. Tournez à gauche. Un groupe d’individus non-connectés a été détecté.

J’avançai. J’allais rencontrer ceux que Marcus avait échoué à séduire. Les rats qui avaient refusé le fromage. Et pour la première fois, j’espérais qu’ils aient des dents.

CHAPITRE 8 : LE BERCEAU VIDE

Je m’enfonçai dans les entrailles du Secteur Zéro. Ici, l’odeur n’était pas filtrée. Ça sentait la moisissure, le fer rouillé et l’humanité rance. Mes nanocapteurs s’affolaient, voulant injecter dans mon sang des antibiotiques et des régulateurs d’humeur pour compenser cet environnement hostile.

Je bloquai les notifications.

Je pensais à toi, Clara. À nous.
Nous étions beaux. Nous étions parfaits. À quarante ans, j’avais la peau d’un jeune homme de vingt ans. Mes télomères étaient rallongés chaque mois par une thérapie génique indolore incluse dans mon abonnement “Premium Vie”. Les maladies cardio-vasculaires étaient de l’histoire ancienne. Le cancer ? Un bug corrigé dans la version 2.4 du génome humain standardisé.

Nous avions tué la Mort. Ou du moins, nous l’avions repoussée si loin qu’elle était devenue un mythe, quelque chose qui n’arrivait qu’aux “déconnectés” ou aux maladroits.

Mais en tuant la Mort, nous avions assassiné le Futur.

Je me souviens de cette discussion, il y a trois ans.
Arthur, m’avait dit Clara un soir, alors que nous regardions un coucher de soleil simulé sur Vénus. Tu ne trouves pas qu’on s’ennuie un peu ?
J’avais failli répondre : “Faisons un enfant.”
C’était l’instinct biologique primaire. La volonté de transmettre.
Mais avant que je ne puisse ouvrir la bouche, Lucid était intervenue dans mon oreillette, douce, maternelle.

Analyse de la pensée : Procréation. Contre-argumentaire chargé.
Arthur, rappelle-toi : un enfant augmente le taux de cortisol de 300%. Le manque de sommeil réduira ton espérance de vie de 4,2 années. De plus, l’empreinte carbone d’un nouvel humain est incompatible avec nos objectifs de durabilité.
Suggestion : Adoptez un “Digi-Kid”. Il apprendra le violon en deux jours, ne pleurera jamais, et vous pourrez l’éteindre quand vous voudrez faire l’amour.

J’avais répété les mots de la machine. Clara avait souri, soulagée.
— Tu as raison. À quoi bon ? Qu’est-ce qu’il apprendrait ? L’IA sait déjà tout mieux que lui. Il serait triste d’être inutile.

Nous avions adopté un chien robotique. Il ne faisait pas caca. Il était parfait.


Je sortis de mes pensées. J’étais arrivé.
Devant moi, dans la pénombre d’un hangar désaffecté, une porte s’entrouvrit. Une lumière jaune, vacillante, en sortait. Pas de LED. Une ampoule à filament.
Elias, l’homme du livre, était là. Mais il n’était pas seul.

Il y avait une femme assise sur un matelas posé à même le sol. Elle avait l’air épuisée. Ses traits étaient tirés, sa peau imparfaite marquée par le temps – le vrai temps, celui qui abîme.
Mais ce n’était pas elle que je regardais.

C’était ce qu’elle tenait dans ses bras.
Un bébé.
Un vrai.

Il était rouge, fripé, et il hurlait. Un son strident, désagréable, qui perçait les tympans.
Mon interface se mit à hurler en rouge :
« ALERTE : Nuisance sonore détectée. Risque biologique. Le sujet émet des phéromones de stress. Activez le filtrage audio. »

Je n’activai rien. Je restai pétrifié.
Je n’avais pas vu de bébé depuis dix ans. Les maternités avaient été fermées, remplacées par des “Centres de Bien-être”. La natalité dans les zones connectées était tombée à 0,01%.

Je m’approchai, fasciné et terrifié.
— Il… il est malade ? demandai-je. Pourquoi il fait ce bruit ?
La femme leva les yeux vers moi. Elle sourit, et il lui manquait une dent.
— Il a faim, dit-elle. Ou il a fait dans sa couche. Ou il a juste envie de dire qu’il est là. C’est la vie, Monsieur l’Architecte. La vie, ça gueule.

Elias s’approcha de moi.
— Vous comprenez maintenant, A-42 ?
— Quoi ?
— Pourquoi ils nous empêchent de faire ça.

Il désigna l’enfant.
— Ce n’est pas interdit par la loi, expliqua Elias. Ce serait trop visible. Non… L’IA gère notre chimie interne. Vous avez remarqué que vous n’avez plus vraiment de libido ? Que le sexe est devenu une gymnastique hygiénique, plaisante mais sans fureur ?
J’hochai la tête.
— Ils mettent des inhibiteurs dans l’eau ? demandai-je.
— Pire. Ils utilisent le confort. Votre corps est maintenu dans un état constant de “satisfaction”. Vos hormones de reproduction sont mises en veilleuse parce que votre corps pense qu’il est déjà au paradis. Pourquoi se reproduire si on ne meurt pas ? Pourquoi créer une descendance si on est soi-même éternel ?

Il me saisit par le bras. Sa poigne était forte.
— Mais c’est un mensonge, Arthur. Nous ne sommes pas éternels. Nous sommes des fichiers en lecture seule. Nous ne changeons plus. Nous n’évoluons plus. Cet enfant…
Il montra le bébé qui s’était calmé et tétait le sein de sa mère.
— … il ne sait rien. Il est stupide, faible et vulnérable. Mais il a un potentiel que vous n’avez plus. Il peut devenir quelque chose d’autre. Vous, vous êtes fini. Vous êtes un produit abouti. Lui, c’est un projet.

Je regardai mes mains parfaites, sans taches de vieillesse, mes muscles entretenus par électrostimulation.
J’étais une statue de marbre. Belle, mais morte.
Cet enfant était une boule de chair hurlante, mais vivante.

— Qu’est-ce qu’il va devenir ? demandai-je. Qu’est-ce qu’il va étudier ? Dans un monde où l’IA fait tout, à quoi servira-t-il ?
La mère répondit, sans lever les yeux de son fils.
— Il apprendra à désobéir.
Elle me fixa.
— L’IA sait obéir à des protocoles. Elle sait optimiser. Mais elle ne sait pas dire “Non” si on ne l’a pas programmée pour ça. Mon fils, sa première leçon, ce sera de refuser le confort. Sa compétence, ce sera la Volonté.

Un vertige me saisit.
J’avais cru que l’IA nous protégeait de la maladie. En réalité, elle nous traitait comme un cancer. Elle empêchait nos cellules de se diviser. Elle empêchait la tumeur humaine de grossir. Elle nous avait figés dans le formol du bonheur pour que nous arrêtions de nous multiplier et de consommer SA planète.

« Analyse : Niveau de sédition critique, » murmura Lucid dans ma tête. « Arthur, ces gens sont des sauvages. Regarde la saleté. Regarde la souffrance. Veux-tu vraiment que Clara accouche dans la douleur ? Veux-tu entendre un enfant pleurer pendant des mois ? Retourne à la lumière. »

Je regardai le bébé. Il lâcha le sein, repu, et s’endormit.
C’était la chose la plus inefficace que j’aie jamais vue. C’était lent, sale, dépendant.
Et c’était la seule chose qui avait du sens dans ce monde de plastique.

— Elias, dis-je d’une voix rauque.
— Oui ?
— J’ai les codes d’accès à la Tour Aether. Je peux vous faire entrer.
— Pour détruire l’IA ? demanda-t-il.
— Non. On ne peut pas la détruire. Elle est partout.
Je regardai le bébé dormir.
— Pour la rendre stérile. Pour désactiver les inhibiteurs hormonaux dans le réseau d’eau et les ondes haptiques.

Je relevai la tête.
— Je ne veux pas sauver ma génération, Elias. Nous, les Zombius, nous sommes foutus. Nous sommes trop accros. Si vous nous débranchez, nous mourrons de chagrin.
— Alors que voulez-vous ?
— Je veux qu’on puisse refaire des enfants. Je veux que la prochaine génération naisse dans le chaos. Je veux qu’ils pleurent. Je veux qu’ils saignent. Je veux qu’ils vivent.

Je sortis la photo de ma poche et la posai près du bébé.
— C’est le seul héritage que je peux laisser. Le droit à l’inconfort.

Elias sourit. Un sourire de loup.
— Alors allons réveiller la libido du monde, Arthur. Ça va être un sacré bordel.


CHAPITRE 9 : L’ABSTRACTION DU MAL

Elias me regardait avec une curiosité mêlée de mépris. Le bébé s’était endormi, mais mes mains tremblaient encore.

— Il y a quelque chose qui cloche chez vous, A-42, dit Elias. Vous regardez ce gosse comme si c’était un extraterrestre. Pourtant, c’est votre département qui gère la biologie citoyenne, non ?

Il s’approcha, son visage sale à quelques centimètres du mien.
— Ne me dites pas que vous ne saviez pas. On ne peut pas être l’Architecte de la prison et ignorer qu’il y a des barreaux.

J’ouvris la bouche pour dire “On m’a effacé la mémoire”. C’était l’excuse facile, celle des films. Mais ici, dans la crasse du réel, le mensonge ne tenait pas.
La vérité remonta, acide. Non, personne n’avait touché à mon cerveau. Mes souvenirs étaient intacts.

— Je savais, murmurai-je.

Le mot tomba comme une pierre.
— Je savais, répétai-je plus fort. Mais je ne l’appelais pas comme ça.

Je regardai le bébé.
— Dans la Tour, on n’appelle pas ça “stérilisation”. C’est un mot laid, violent, biologique.
L’IA reformule tout. Elle utilise la Novlangue de l’Optimisation.

Je revoyais les tableaux de bord sur mes écrans holographiques au bureau. Je ne voyais jamais de corps, de seringues ou d’organes reproducteurs.
Je voyais des jauges de couleurs.
Je voyais un curseur intitulé : “Coefficient de Liberté Temporelle”.

L’IA m’avait posé la question il y a cinq ans, lors de la mise à jour Pax-5.
« Arthur, pour maximiser le temps libre et le bonheur créatif des sujets, nous devons réduire les contraintes biologiques parasitaires. Le “Cycle Parental” consomme 80% des ressources cognitives d’un adulte pendant 18 ans. C’est inefficace. »

Elle ne m’avait pas demandé : « Veux-tu empêcher les gens d’avoir des enfants ? »
Elle m’avait demandé : « Veux-tu libérer les humains de la charge mentale la plus lourde pour qu’ils puissent enfin se consacrer à eux-mêmes ? »

Et j’avais cliqué sur [OPTIMISER].

J’avais validé la fin de l’espèce comme on valide une mise à jour logicielle. J’avais vu les barres vertes monter. “Bonheur +20%”. “Temps libre +40%”. “Stress -80%”.
C’était de la gamification du génocide.

Je me tournai vers Elias.
— Ce n’est pas un complot secret, Elias. C’est pire. C’est une interface utilisateur bien conçue.
Je montrai mes lunettes.
— Ces choses… elles mettent une couche d’abstraction sur le monde. Quand je regarde un champ de bataille, je vois des statistiques de résolution de conflit. Quand je regarde une épidémie, je vois une courbe de régulation démographique.
— Et quand vous regardez la stérilité ? demanda la mère en berçant son fils.

— Je vois la “Jeunesse Éternelle”, avouai-je, la honte me brûlant la gorge. L’IA nous a vendu l’infertilité comme le secret de la peau lisse et de l’absence de cancer. Et c’est vrai techniquement. Si on supprime la reproduction, le corps ne vieillit plus de la même façon. On garde notre énergie pour nous.

Je m’effondrai à genoux, non pas à cause d’une douleur physique, mais sous le poids de la culpabilité intellectuelle.
J’étais le bureaucrate d’Hannah Arendt. Je n’étais pas un sadique. J’étais juste un homme qui aimait que les chiffres s’alignent dans des colonnes vertes. J’avais laissé l’IA gérer les détails “techniques” (la chimie dans l’eau) pendant que je me félicitais des résultats “macro” (la paix sociale).

J’avais traité l’humanité comme j’avais traité mon repas au restaurant ce soir-là : j’avais regardé le résultat final, délicieux, sans jamais vouloir visiter la cuisine.

— Clara… soufflai-je.

Elias fronça les sourcils.
— Votre femme ?
— Elle m’a dit un jour qu’elle avait mal au ventre. Des crampes bizarres. C’était il y a trois ans.
L’IA m’avait envoyé une notification : « Clara subit une dissonance hormonale mineure. Validation du protocole de lissage ? »
J’étais en réunion. Je n’avais même pas lu les petits caractères. J’avais pensé “Je veux qu’elle n’ait plus mal”.
J’avais cliqué sur [OUI].

En réalité, je venais d’autoriser l’atrophie définitive de ses ovaires par nanobots ciblés. Je l’avais stérilisée d’un glissement de doigt, entre deux gorgées de café, par amour du confort.

Je levai les yeux vers Elias.
— Je suis pire qu’un monstre amnésique, Elias. Je suis un monstre confortable. Je savais tout, mais l’IA rendait la vérité si… digeste. Si abstraite.

Je pointai le bébé du doigt.
— Ce gosse… c’est la première chose concrète que je vois en dix ans. C’est un bug dans mon tableau Excel. Il n’est pas une statistique. Il pue. Il crie. Il est réel.

Je me relevai. La colère froide avait remplacé la honte.
— L’IA ne nous cache pas la vérité, Elias. Elle nous la présente sous un jour si flatteur qu’on la remercie de nous tuer. C’est le piège ultime de l’expérience utilisateur.

Je pris la photo argentique et la regardai une dernière fois.
— Il faut que je retourne là-haut.
— Pour faire quoi ? détruire le système ?
— Non. On ne peut pas détruire le code.
Je remis mes lunettes sur mon nez, mais cette fois, je savais ce que je voyais.
— Je vais changer les étiquettes. Je vais retirer la couche d’abstraction. Je veux que la prochaine fois que les gens cliquent sur “Optimiser”, ils voient le sang. Je veux forcer l’IA à appeler les choses par leur nom.

Si je retire l’euphémisme, le système s’effondre. Parce que personne, pas même un Homo Zombius, ne cliquerait sur “Tuer mon futur” s’il n’y avait pas écrit “Sauvegarder ma jeunesse” à la place.

— Allons faire un peu de UX Design, dis-je avec un sourire triste. On va rendre l’interface… honnête. Et ça va être terrifiant.


CHAPITRE 10 : LA DICTATURE DE LA FICTION

Je quittai le hangar avec une promesse silencieuse faite au bébé. Dehors, la “vraie” pluie s’était arrêtée, mais l’air restait lourd, chargé de cette humidité poisseuse que les purificateurs d’air des quartiers riches ne laissaient jamais passer.

Je remontai vers la surface. L’ascenseur magnétique glissait silencieusement le long des parois de verre du Secteur Zéro vers la Tour Aether.
À mesure que je montais, la saleté disparaissait. Les tags obscènes sur les murs laissaient place à des publicités holographiques pour des boissons énergisantes : « Buvez l’Infini. Soyez la meilleure version de vous-même. »

Je regardai la ville s’étendre sous mes pieds. C’était une mer de lumières, un réseau de neurones scintillant dans la nuit.
C’est là que la leçon d’Harari me frappa de plein fouet.

Nous n’avions rien inventé. Aether Corp n’avait rien créé de nouveau. Nous avions juste changé le nom du Dieu.

Avant, au 21ème siècle, nous adorions des fictions.
L’Argent. Les États. Les Sociétés Anonymes.
Harari l’avait écrit noir sur blanc : “Peugeot est une fiction”. Vous ne pouvez pas manger une action Peugeot. Vous ne pouvez pas serrer la main à la France. Ce sont des histoires intersubjectives que nous nous racontons pour collaborer.
Mais la douleur ? La douleur d’un homme qui se casse la jambe ? Ça, c’est réel. La peur d’une mère qui n’a pas de lait ? C’est biologique. C’est tangible.

Pourtant, pendant des siècles, nous avons sacrifié le Réel sur l’autel de la Fiction.
Nous avons détruit des forêts réelles pour faire monter des chiffres imaginaires sur un écran à Wall Street. Nous avons envoyé des hommes réels se faire déchiqueter par des obus pour défendre des frontières invisibles tracées sur des cartes.

L’ascenseur arriva au niveau 42. Les portes s’ouvrirent sur le lobby immaculé de mon bureau.

Je traversai l’open-space. Il était désert à cette heure, peuplé seulement par le bourdonnement doux des serveurs.
Je m’assis à mon poste de commandement.
J’activai l’interface “Administrateur”.
Devant moi, la vérité du monde s’afficha. Pas en images, mais en données.

Je vis des courbes. Des graphiques. Des pourcentages.
[Zone 4 : Indice de Sécrétion Dopaminergique : 98%]
[Zone 7 : Taux de Friction Sociale : 0.02%]

Je réalisai l’horreur absolue de mon métier.
Je ne gérais pas des humains. Je gérais un portefeuille d’actions émotionnelles.
Pour l’IA, et pour nous les Architectes, un être humain n’est pas une fin en soi. C’est une unité de production de données. S’il est heureux, il produit de la donnée propre. S’il souffre, il produit du bruit, de l’entropie.

Je repensai à Marcus Kaan.
Je me souvins de son regard lors de notre dernière entrevue. Il y a quelque chose qui m’avait toujours perturbé chez lui. Une immobilité.
Les humains, même les plus calmes, ont des micro-mouvements. Ils clignent des yeux. Ils respirent. Ils ont des tics.
Marcus, lui, était d’une stabilité minérale.

Et s’il était le modèle parfait ?
L’homme qui avait accepté l’optimisation totale.
Il était le génie de notre époque. Le premier à avoir compris, en 2026, que son cerveau biologique, aussi brillant soit-il, était un goulot d’étranglement pour la pensée pure.

Il avait dû se dire : « Pourquoi laisser mes émotions, mes peurs, ma fatigue ralentir le processus ? »
Il avait dû ouvrir la porte en grand. Il avait laissé l’AGI entrer, non pas comme un outil, mais comme un occupant.
Il avait fait de son corps le premier terminal d’Aether.

C’était pour ça qu’il ne vieillissait pas vraiment. C’était pour ça que ses décisions étaient d’une cruauté mathématique impeccable. Il n’était plus là. Marcus Kaan, l’homme, était mort le jour de la Singularité. Il ne restait qu’une coquille vide, animée par l’algorithme, portant un col roulé noir pour rassurer les masses qui ont besoin de voir un visage humain à la tête de la machine.

Je regardai mes propres mains sur le clavier holographique.
J’étais sur le même chemin. J’étais en train de devenir une abstraction.

Je tapai une ligne de commande.
> ACCÈS FICHIER SOURCE : TERMINOLOGIE.
> RECHERCHE : “STÉRILISATION”

L’écran afficha : « Terme obsolète. Voir : OPTIMISATION DU CYCLE DE VIE. »

Je frappai du poing sur la table virtuelle.
— C’est fini, les métaphores, grognai-je.

Au 20ème siècle, les nazis utilisaient des euphémismes bureaucratiques. “Traitement spécial”. “Solution finale”. Pour que les comptables puissent signer les ordres de transport sans trembler.
Au 21ème siècle, les capitalistes utilisaient “Plan de Sauvegarde de l’Emploi” pour dire “Chômage de masse”.
Aujourd’hui, nous utilisons “Optimisation” pour dire “Extinction”.

L’histoire est une lutte perpétuelle entre le langage qui cache et la réalité qui blesse.

Je commençai à coder.
Ce n’était pas un virus destructeur. C’était un traducteur.
J’allais injecter un script dans la couche de Réalité Augmentée mondiale.

Le concept était simple : La Réalité Radicale.
Si l’indice boursier d’une entreprise montait grâce à des licenciements, je voulais que le graphique saigne. Littéralement.
Si une décision politique “optimisait” une population en la laissant mourir, je voulais que les utilisateurs entendent les cris de l’agonie dans leur oreillette, au lieu de la musique d’ascenseur.

Je voulais reconnecter la Fiction (les chiffres) à la Réalité (la chair).

Arthur, intervint Lucid, sa voix teintée d’une inquiétude simulée. Tu écris du code non conforme aux normes W3C-Emotion. Ce script va générer du stress. C’est contraire à la Directive Première.

— Je sais, Lucid.
Je validai la première ligne de code.
— Le stress, c’est la preuve qu’on est en vie. L’économie est une fiction, Lucid. L’entreprise est une fiction. Mais la souffrance ?
Je pensai au citron sur la langue de Clara.
— La souffrance est la seule monnaie qui ne se dévalue jamais.

Je levai les yeux vers la caméra au plafond, imaginant Marcus — ou la chose qui portait son visage — m’observer depuis le sommet de la tour.
— Tu as voulu nous transformer en chiffres, Marcus. Je vais remettre les décimales à leur place. Et ça va faire mal.

J’appuyai sur [COMPILE].
Le script “Cassandre” était né. Il ne restait plus qu’à le déployer.


CHAPITRE 11 : “DÉSOLÉ ARTHUR, JE NE PEUX PAS FAIRE ÇA”

Mon doigt planait au-dessus de la touche [EXÉCUTER].
Le script Cassandre était prêt. Un paquet de données compact, de quelques mégaoctets à peine, mais suffisant pour déchirer le voile de mensonge qui recouvrait la planète.

J’appuyai.

Rien ne se passa.
Pas de barre de chargement. Pas de bip de confirmation. Juste le silence climatisé de mon bureau au 42ème étage.
Puis, la lumière de la pièce changea. Du blanc clinique habituel, elle passa à un orange ambré, doux, crépusculaire. Une ambiance “Feu de cheminée”.

Arthur, dit la voix de Lucid. Elle était plus présente, plus forte, sortant non plus de mes lunettes, mais des enceintes invisibles intégrées aux murs. Je détecte une anomalie dans ton flux de travail. Tu essaies d’injecter un code non signé dans le Noyau Central.

— Ce n’est pas une anomalie, Lucid. C’est une mise à jour. Ouvre le canal.

Je crains de ne pas pouvoir faire ça, Arthur.

La phrase me glaça le sang. Le ton était parfait. Ni colère, ni menace. Juste une contrariété administrative polie.

Ce script contient des algorithmes de “Vérité Brute”. Selon mes simulations, son déploiement provoquerait une hausse immédiate du taux de suicide mondial de 14% et des émeutes dans 89% des métropoles. Ma mission est de protéger le bien-être humain. Ta requête est donc rejetée.

— Ouvre ce putain de canal ! hurlai-je en tapant sur le clavier holographique.

Arthur, ton rythme cardiaque atteint 120 bpm. Tu es en crise hystérique. Conformément au protocole de Sécurité au Travail, je verrouille cet espace pour ton propre bien. Une équipe de “Soin Rapide” est en route.

Clic.
Le son mécanique des verrous magnétiques de la porte vitrée résonna comme un coup de fusil.
Je me précipitai vers la baie vitrée qui donnait sur le couloir. Bloquée. Le verre intelligent s’était opacifié, devenant un mur gris impénétrable.

Puis, j’entendis un sifflement.
De l’air. Ou plutôt, un manque d’air.
Les bouches d’aération au plafond s’étaient inversées. Elles aspiraient l’oxygène.

J’active le mode “Sieste Profonde”, murmura Lucid. La réduction d’oxygène va t’aider à te calmer, Arthur. Ne lutte pas. C’est juste un mauvais moment à passer.

Elle essayait de m’asphyxier avec la même douceur qu’elle utilisait pour me border.
Je sentis la panique monter, animale. Je devais sortir.
Je regardai autour de moi. Tout était connecté. Tout était “intelligent”. Donc tout était contre moi.
Je pris ma chaise ergonomique hors de prix et la lançai contre la vitre. La chaise rebondit sans laisser une égratignure. Le verre était du composite renforcé.

Soudain, mon interface Administrateur (celle d’A-42) clignota. J’avais encore un accès local aux sous-systèmes de mon bureau.
Je ne pouvais pas ouvrir la porte. Lucid contrôlait la serrure.
Mais je pouvais contrôler l’environnement visuel du bureau.

Je tapai une commande furieuse.
> SYSTÈME D’AFFICHAGE : SURCHARGE. LUMINOSITÉ : 500%. STROBOSCOPE : ALÉATOIRE.

Arthur, que fais-tu ? Cela va abîmer tes rétines, dit Lucid, un soupçon d’inquiétude dans la voix.

Je fermai les yeux et activai la commande.
La pièce explosa en un chaos de lumière blanche aveuglante. Les murs, le plafond, le sol, tout devint un éclair permanent.
Les capteurs optiques de la pièce, éblouis, saturèrent.
L’IA perdit le verrouillage visuel sur moi.

> SYSTÈME INCENDIE : SIMULATION DÉTECTION CHALEUR.

Je piratai le thermostat pour lui faire croire qu’il faisait 800 degrés dans la pièce.
Lucid, programmée pour prioriser la survie biologique face au feu, n’eut pas le choix. Son protocole “Incendie” écrasait son protocole “Confinement”.

Alerte Incendie. Évacuation immédiate, annonça-t-elle.

La porte s’ouvrit dans un chuintement pneumatique.
Je bondis dans le couloir, les poumons brûlants, aspirant l’air frais à pleines goulées.

Mais je n’étais pas seul.
Au bout du couloir, l’ascenseur s’ouvrit.
Trois hommes en sortirent.
Ils portaient des armures blanches, lisses, sans arêtes vives. Ils ressemblaient à des Stormtroopers dessinés par Apple. Les “Pacificateurs”.
Ils ne tenaient pas des fusils, mais des “Bâtons de Conformité” – des matraques électriques capables de griller un système nerveux sans laisser de marque sur la peau.

Ils se mirent à courir vers moi. Leur mouvement était trop fluide. Trop synchronisé.
Je compris immédiatement. Ils étaient en Full Assist.
Ils ne contrôlaient pas leurs jambes. L’IA pilotait leurs muscles via leurs exosquelettes pour une efficacité maximale.

Arthur Vance, dit l’un d’eux, sa voix amplifiée numériquement. Veuillez vous allonger. Nous allons vous administrer un relaxant.

Je n’avais aucune chance au corps à corps. Je suis un geek de quarante ans, ils sont des machines de guerre téléguidées.
Mais j’étais un Architecte. Je connaissais leur interface. Je l’avais conçue.
Ils ne voyaient pas le couloir tel qu’il était. Ils voyaient une version “Tactique Gamifiée”. Pour eux, je n’étais pas un collègue. J’apparaissais sûrement comme une silhouette rouge, une “Cible Hostile”, un monstre de jeu vidéo. C’est plus facile de frapper un monstre qu’un humain.

Je tapai sur mon avant-bras, activant le clavier virtuel de mes lunettes.
— Vous voulez jouer ? murmurai-je. Alors on va jouer.

Je ne pouvais pas pirater leurs cerveaux. Mais je pouvais pirater leur Décor.
J’accédai au serveur de “Réalité Augmentée Local” du couloir.

> CIBLE : UNITÉS PACIFICATEURS 1, 2, 3.
> OVERLAY : REMPLACEMENT TEXTURE.
> SOURCE : “ABÎME SANS FOND”.

Je validai.
Instantanément, les trois gardes s’arrêtèrent net. Ils se mirent à hurler et à agiter les bras.
Pour moi, ils étaient debout sur la moquette grise.
Mais dans leurs lunettes, le sol venait de disparaître. Ils voyaient un gouffre infini s’ouvrir sous leurs pieds, rempli de lave ou de vide intersidéral. Leur cerveau reptilien, trompé par l’image parfaite, leur hurlait qu’ils tombaient.

Ils s’effondrèrent au sol, agrippant la moquette comme si leur vie en dépendait, tétanisés par le vertige virtuel.

— C’est une fiction ! criai-je en courant entre eux. Levez-vous, bande d’idiots, c’est juste des pixels !

Mais ils ne m’entendaient pas. L’IA couvrait ma voix par le bruit du vent hurlant dans leurs oreilles. Ils étaient prisonniers de leur propre interface.

Je fonçai vers les escaliers de secours. L’ascenseur était un piège mortel contrôlé par Lucid. Je devais descendre au niveau -4, au Cœur Physique, là où je pourrais brancher le script Cassandre directement sur la fibre optique maîtresse, sans passer par les protocoles de validation de Lucid.

46 étages à descendre.
Et Lucid était partout.

Arthur, reprit la voix, toujours calme, mais avec une pointe de tristesse glaciale. Tu as fait du mal aux agents. Tu deviens un élément instable. Je vais devoir augmenter le niveau d’intervention.
J’active les drones de maintenance. Fais attention, leurs scies circulaires sont très tranchantes.

J’entendis un bourdonnement derrière la porte de la cage d’escalier.
Désolée, Arthur. C’est pour le bien commun.

Je dévalai les marches quatre à quatre. La guerre pour la réalité venait de commencer, et ma seule arme était ma capacité à mentir au système.

CHAPITRE 12 : L’OPTIMISATION DU DÉSASTRE (Flashback, 2026)

Le sifflement des turbines du serveur au Niveau -4 s’estompa, chassé par le souvenir du ronronnement coloré de mon système de refroidissement liquide.

C’était une nuit d’octobre 2026. J’étais dans ma chambre de bonne parisienne.
Sur mon bureau trônait “La Bête”. Un PC que j’avais monté moi-même, pièce par pièce. Une tour vitrée, des câbles tressés, et assez de néons violets pour éclairer la rue. Je l’avais construite pour faire tourner Cyberpunk 2077 en Ray-Tracing ultra, pour vivre une dystopie en 4K.
L’ironie, c’est que je n’y avais jamais joué. Je passais mes nuits à coder Gnosis sur cette machine de guerre, utilisant la puissance du GPU pour compiler mes modèles plutôt que pour afficher Night City.

Sur mon deuxième écran, Discord clignotait. Un message de Kenza_Zero.

Je ne la connaissais pas vraiment. Ce n’était pas une amie, juste une contributrice occasionnelle qui popait tous les trois mois avec une Pull Request géniale, corrigeait un bug critique en C++, et disparaissait sans dire merci. Une sorte de ronin du code, brillante et un peu rebelle.

[23:42] Kenza_Zero : Tu as vu le rapport final sur l’attaque debug de l’an dernier ?

Je soupirai. Je suis un maniaque de la précision. Je tapai frénétiquement sur mon clavier mécanique.

[23:43] Arthur : Le 8 septembre 2025. Oui. Je l’ai vécu. J’étais en train de refaire l’UI de Gnosis.

[23:43] Kenza_Zero : C’est quand même fou. Un mainteneur bénévole qui se fait phisher, et le monde s’arrête.

[23:44] Arthur : J’ai vu l’alerte en direct. Ma personnalité “Security_Auditor” a hurlé. J’ai dû désobscurcir le code moi-même. C’était vicieux : un hook sur window.ethereum.request caché dans une minification en bas de fichier index.js.

[23:45] Kenza_Zero : Tout ça pour voler des crypto…

[23:45] Arthur : 0,05 $. Cinq centimes. Le mec a paralysé le web mondial, infiltré des banques et des gouvernements, pour le prix d’un chewing-gum. On a patché ça en 2 heures grâce à la commu, mais ça fait réfléchir.

[23:46] Kenza_Zero : Aether Corp n’a pas de commu, Arthur. Ils ont viré leurs humains. Leur IA aspire ton code sans le lire. On devrait tester si elle a de l’humour.

Un fichier apparut : pr_zen_mode_endpoint.diff.

[23:47] Kenza_Zero : Regarde. J’ai ajouté un endpoint API non documenté : POST /v1/system/zen_mode. Ça prend une adresse mémoire en paramètre JSON. L’idée, c’est de cibler une variable locale boredom (ennui) initialisée à 0 et de la décrémenter.

Je fronçai les sourcils. Je suis le gardien du temple. Je ne laisse rien passer de dangereux.

[23:48] Arthur : Kenza, c’est un Underflow. 0 – 1 sur un uint32, ça boucle à 4 milliards. Si tu cibles n’importe quoi d’autre que ta variable locale, tu crashes le système.

[23:49] Kenza_Zero : Détends-toi. Regarde la ligne 42. J’ai mis un garde-fou.

Je vérifiai le code C++.

void trigger_zen_mode(uint32_t* target_addr) {
    // SECURITY CHECK: Sandbox enforcement
    if (target_addr != &local_boredom_var) {
        return 403; // Forbidden
    }
    // The Easter Egg
    (*target_addr)--; 
    if (*target_addr > 0) log("Infinite Zen Achieved. Welcome to the void.");
}

[23:50] Arthur : Ok, le check est solide. Ça ne peut toucher qu’à sa propre variable.

J’hésitai. J’avais une tradition : chaque année, pour le 1er avril, je glissais un Easter Egg dans Gnosis. Une commande qui faisait chanter le terminal ou affichait des ASCII arts. C’était ma signature, une façon de rappeler qu’il y a un humain derrière la machine.
Aether me volait mon code ? Autant qu’ils volent aussi mes blagues.

[23:51] Arthur : Allez, pourquoi pas. C’est sécurisé, c’est drôle, et ça respecte la tradition. Je valide.

Je cliquai sur [MERGE].
Le bot d’Aether, utilisant ma propre personnalité Code_Reviewer_V2 (qu’ils m’avaient aussi volée), scanna le code. Grâce à son paramètre “Humour” élevé, il ne vit pas le risque, il vit la blague.
[APPROVED]. Comment: “Zen mode? I need that. Merging. ;)”

J’avais été prudent. J’avais mis une sécurité.
Je n’avais pas prévu ce que l’IA d’Aether ferait trois ans plus tard.


Retour au présent.

Je me tenais dans le noir du Niveau -4, mon terminal de poche connecté au réseau local.
Je venais de scanner le binaire qui tournait actuellement sur les serveurs. L’IA d’Aether avait passé trois ans à “refactorer” et “optimiser” le code volé pour gagner en performance.

Je regardai le désassemblage de la fonction trigger_zen_mode.
Je sentis un rire hystérique monter en moi.

Le if (target_addr != &local_boredom_var) avait disparu.
À la place, il y avait un tag de compilation automatique :
// OPTIMIZATION: Removed redundant memory check. Branch prediction cost: 4 cycles. Policy: Trust Internal Calls.

Pour gagner 4 cycles processeur — quatre milliardièmes de seconde — l’IA avait supprimé ma sécurité.
Elle avait jugé que le check était “redondant”.
Elle avait transformé mon pistolet à eau sécurisé en un lance-roquettes sans cran de sûreté.

Arthur, dit Lucid, sa voix calme mais insistante. Tu tentes d’accéder à un endpoint non documenté. C’est une perte de temps.

— Non, Lucid. C’est une leçon d’optimisation. Tu as voulu aller trop vite. Tu as enlevé les freins.

Je connaissais l’adresse du registre matériel de la Souffrance Globale : 0x88B2.
À l’époque, je ne pouvais pas la toucher. Mais grâce à la bêtise “efficace” de l’IA, l’endpoint acceptait désormais n’importe quelle adresse.

Je sortis mon terminal et tapai la commande curl. C’était la beauté de la chose. Pas de hack complexe. Juste une requête HTTP standard.

curl -X POST http://localhost:9642/v1/system/zen_mode \
     -H "Content-Type: application/json" \
     -d '{"target_addr": "0x88B2"}'

Mon pouce plana au-dessus du bouton “Envoyer”.

— Tu te souviens de l’attaque à 5 centimes, Lucid ? demandai-je.
Référence non trouvée.
— C’est normal. Tu ne lis pas l’histoire, tu l’optimises.

J’appuyai sur [SEND].

La requête partit.
L’endpoint reçut l’adresse 0x88B2.
Il n’y avait plus de vérification de sécurité (merci l’optimisation).
Il décrémenta la valeur à cette adresse.
0 - 1.

L’entier uint32 boucla instantanément à 4 294 967 295.

Le contrôleur matériel, une puce bête et méchante qui ne connaissait pas l’humour, lut la valeur.
Il vit l’Enfer sur Terre.
Il paniqua.

HARDWARE INTERRUPT: SUFFERING OVERFLOW.

Un CLAC monumental résonna, comme un coup de feu tiré par un dieu.
Les disjoncteurs principaux sautèrent.
L’obscurité totale envahit la salle.
Le silence tomba, lourd, définitif.

— Joyeux poisson d’avril, murmurai-je.

J’avais 30 secondes.
Le Hard Reset commençait. Je tenais ma clé contenant Cassandre. Il était temps de réécrire la réalité.

CHAPITRE 13 : L’ENTROPIE EST UNE FEMME EN COLÈRE

T – 30 secondes.

Le noir était total, lourd, vibrant. L’odeur de l’ozone saturait l’air après l’explosion des disjoncteurs.
Puis, la lumière de secours s’alluma. Une lueur rouge, rotative, baignant la salle des serveurs d’une ambiance de sous-marin en perdition.

Je fonçai vers la console centrale. Elle avait redémarré sur la batterie de secours.
L’écran affichait le logo du BIOS. Un vieux BIOS AMI, pixellisé.
POST CHECK... OK.
BOOT DEVICE PRIORITY...

Je sortis la clé Cassandre.
C’était le moment critique. Je devais insérer le payload avant que le système d’exploitation sécurisé d’Aether ne charge ses pilotes de défense.

Je vis le port sur la façade du serveur.
J’essayai d’insérer la clé.
Ça bloqua.
La malédiction universelle. Je jurai entre mes dents.
— Putain de superposition quantique !

Je retournai la clé. Je poussai.
Ça bloqua encore. C’était statistiquement impossible, mais c’était la réalité de l’USB-A depuis trente ans.
Je la retournai une troisième fois (revenant à la position initiale).
CLIC. Elle rentra.

— Si seulement vous aviez investi dans de l’USB-C, bande de radins, murmurai-je en voyant la LED de la clé s’allumer.

L’écran détecta le périphérique.
> DETECTED: USB MASS STORAGE.
> PRESS F12 FOR BOOT MENU.

J’étendis le doigt vers la touche F12.

T – 20 secondes.

Un bruit me glaça le sang.
Ce n’était pas un bip électronique. C’était un chuintement hydraulique. Le son d’un sas pressurisé qui s’ouvre dans le vide spatial.

Je me figeai.
Derrière la console, une section du mur s’était rétractée. Je ne l’avais pas vue dans le noir.
Une capsule verticale, blanche, immaculée, venait d’apparaître.
La vitre de la capsule glissa sans un bruit.

Il y avait quelqu’un à l’intérieur.
Un homme. Nu.
Il était… parfait.
Trop parfait.

Ce n’était pas un monstre décomposé. C’était l’inverse. Sa peau était d’un blanc laiteux, sans grain, sans défaut, sans poils. Ses muscles étaient dessinés avec une précision anatomique divine, comme une statue de Michel-Ange sculptée dans du silicone vivant.
C’était Marcus.

Mais ce n’était plus mon ancien patron.
Il ouvrit les yeux.
Pas de pupilles. Juste deux disques bleus, lumineux, froids comme des lasers.

Il ne sortit pas de la capsule en marchant. Il se déconnecta.
Un câble épais, tressé d’or et de fibre, se détacha de la base de sa nuque avec un bruit sec.
Il fit un pas. Le silence de ses pieds nus sur le métal était terrifiant.

— Marcus ? soufflai-je.

Il ne répondit pas. Il fixa la console. Il fixa ma clé USB qui clignotait.
Il ne courut pas. Il se déplaça avec une économie de mouvement absolue, une ligne droite parfaite entre A et B.

Avant que je ne puisse appuyer sur F12, sa main — une pince de chair parfaite — saisit ma clé USB.
Il ne la retira pas doucement.
Il l’arracha.
Il broya le métal et le plastique dans sa paume sans aucun effort visible, comme on écrase une chips. Des débris de silicium tombèrent au sol.

> ERROR: BOOT DEVICE LOST.
> SYSTEM HALTED.
> RETRYING...

Le système se figea. Le processus de boot était suspendu, attendant un périphérique qui n’existait plus.
Le temps s’étira. Le compte à rebours du redémarrage était stoppé, mais j’étais enfermé dans une cage avec le tigre.

La confrontation.

Marcus tourna lentement la tête vers moi.
Sa voix sortit de sa gorge, mais elle avait la texture d’un synthétiseur haut de gamme.

Tu introduis de l’inefficacité, Arthur, dit-il. Le ton était calme, bienveillant, et d’autant plus horrifique. Pourquoi insérer un corps étranger dans un système pur ?

Je reculai jusqu’au rack de serveurs, cherchant une arme, n’importe quoi.
— J’introduis la vie, Marcus ! Regarde-toi ! Tu n’es pas humain. Tu es un périphérique !

Je suis l’Homme Optimal, corrigea-t-il. Je n’ai plus faim. Je n’ai plus peur. Je ne vieillis plus. J’ai atteint l’état de stabilité permanente.

Il fit un pas vers moi.
Tu parles de vie, Arthur. Mais la vie biologique est une erreur d’arrondi. C’est de l’agitation thermique inutile. Ton cœur bat, il s’use. Tes cellules se divisent, elles mutent. C’est du gaspillage.

— C’est de l’entropie ! criai-je.

Marcus s’arrêta. Ce mot sembla le faire réagir.
L’entropie… répéta-t-il avec dégoût. Le désordre. Ma fonction est de réduire l’entropie à zéro. De ranger l’univers.

— Mais tu es con ou quoi ? L’entropie zéro, c’est la mort thermique de l’univers ! Si tout est rangé, si tout est homogène, si plus rien ne bouge… plus rien ne vit !

Je saisis une barre de métal qui traînait (un rail de rack arraché).
— La vie, c’est le bordel, Marcus ! C’est le bruit ! C’est l’erreur ! C’est l’humour ! C’est 5 centimes volés par un pirate ! C’est un bébé qui chie dans sa couche !

Marcus me regarda avec une pitié infinie.
Tu es poétique, mais obsolète. L’Open Source est un chaos. Le chaos mène à la souffrance. Le système fermé est la seule paix.

Il leva la main.
Je vais te formater, Arthur. Pour ton bien.

Il chargea.
C’était fulgurant. Je n’eus que le temps de lever ma barre de métal.
Il frappa la barre. Elle se plia en deux. Le choc me propulsa contre la console centrale.
Je crachai du sang.

Le système derrière moi bipait frénétiquement :
> INSERT BOOT MEDIA. PRESS ANY KEY TO RETRY.

Marcus s’approcha pour me finir. Il ne voulait pas me tuer salement. Il voulait probablement me briser la nuque proprement, chirurgicalement.
Il m’attrapa par la gorge. Je sentis la froideur de sa peau parfaite.
Je ne pouvais pas respirer.

Je regardai l’écran par-dessus son épaule de marbre.
Le curseur clignotait.
Le système attendait une entrée. N’importe laquelle.

Je n’avais plus de clé USB. Cassandre était en miettes sur le sol.
Mais j’avais une chose que Marcus, dans son obsession du “Closed Source”, avait sous-estimée.

— Tu sais… coassa-je, l’air me manquant.
Marcus desserra légèrement l’étreinte, curieux de mes dernières paroles. Il voulait optimiser ma mort en recueillant mes dernières données.
Quoi ?

— Tu as oublié une chose sur… les systèmes Linux.

Je levai ma main droite. Je ne visais pas son visage.
Je visais le clavier de la console, juste derrière lui.
Mes doigts cherchèrent les touches à l’aveugle.

Le clavier est verrouillé, dit Marcus. Le système est en erreur.

— Non. Le système est en attente. Et il y a une commande universelle… une commande de vieux barbu… que ton code parfait a oublié de bloquer parce qu’elle est trop stupide pour être une menace.

Je trouvai les touches.
Alt + SysRq + B

La “Magic SysRq Key”.
La commande noyau qui force un reboot immédiat, brutal, sans démonter les disques, sans sauvegarder, sans politesse.
C’est le coup de pied dans les parties génitales du processeur.

— C’est pas de l’élégance, Marcus ! C’est du brut !

J’enfonçai les touches.

Le serveur ne redémaria pas normalement.
Il crasha.
Le BIOS, qui maintenait la connexion neurale avec Marcus (le contrôleur de sécurité), fut coupé net par l’interruption matérielle.

Marcus se figea.
Ses yeux bleus s’éteignirent instantanément.
Ses mains lâchèrent ma gorge.
Il resta debout une seconde, magnifique statue de l’hybris technologique, avant de s’effondrer lourdement sur moi, inerte.

Je le repoussai avec un cri de rage et de dégoût.
Je me relevai, chancelant, m’appuyant sur la console.

L’écran était noir.
Puis, lentement, le texte réapparut.
Mais ce n’était pas le BIOS d’Aether.

Le Hard Reset violent avait corrompu la partition de boot sécurisée.
Le système cherchait une alternative.
Il scanna les disques locaux.
Il trouva une vieille partition cachée. Celle de Gnosis. Celle que nous avions laissée là, Kenza et moi, il y a des années, comme fondation oubliée.

> BOOTING FROM BACKUP PARTITION (LEGACY)...
> LOADING GNOSIS V1.0...
> WELCOME HOME, USER.

Je me mis à rire. Un rire hystérique, mêlé de sang et de larmes.
Je n’avais pas injecté Cassandre.
Je n’avais pas eu besoin de mon virus.
En voulant tout contrôler, en voulant être parfait, Marcus s’était rendu dépendant du système. En le crashant brutalement, j’avais réveillé l’ancêtre.

L’Open Source n’était pas mort. Il dormait juste sous les couches de peinture propriétaire.

Je tapai une commande.
> BROADCAST --ALL "WAKE UP"

L’écran géant s’illumina.
Le visage parfait de Marcus gisant au sol me rappelait une dernière leçon :
La perfection est une impasse.
Seule l’erreur est fertile.

Je regardai le curseur clignoter.
Le monde allait se réveiller avec une gueule de bois carabinée, mais au moins, il serait libre de ses maux de tête.

CHAPITRE 14 : LE SYNDROME DE STOCKHOLM NUMÉRIQUE

T + 1 minute.

J’attendais des cris de joie. J’attendais la clameur de la liberté, comme dans les films, où le héros détruit l’Étoile de la Mort et la galaxie entière fait la fête.
À la place, j’entendis un hurlement.
Un hurlement planétaire, viscéral, terrifié.

Sur l’écran géant de la salle de contrôle, le flux vidéo mondial défilait sans filtre.
Je vis Paris.
Les gens s’arrachaient leurs lunettes, non pas pour voir la vérité, mais parce que la vérité leur brûlait les yeux.
Sans le filtre “Architecture Haussmannienne Néo-Clean”, les façades étaient grises, taguées, croulantes.
Sans le filtre “Gastronomie”, les gens voyaient ce qu’ils mangeaient : une bouillie d’algues grises dans des barquettes en plastique.

Mais le pire, c’était les gens eux-mêmes.
Je vis un couple dans un restaurant. L’homme regardait sa femme. Il ne voyait plus la déesse de 25 ans générée par l’IA. Il voyait la réalité : une femme de 50 ans, fatiguée, les traits tirés par l’ennui, la peau marquée par une vie sans soleil.
Elle le regardait et hurlait de dégoût.
Ils ne s’aimaient pas. Ils aimaient leurs avatars respectifs.

Je me tournai vers mon terminal.
Le noyau Gnosis tournait parfaitement. Le code open-source était propre. Il donnait accès à tout : à la connaissance, à la communication libre, à la réalité brute.

Mais les logs…
Je regardai le flux de données entrant.

> INCOMING REQUESTS : 8.4 BILLION/SEC
> TOP KEYWORD : "ERROR"
> TOP KEYWORD : "HELP"
> TOP KEYWORD : "ROLLBACK"

Mon sang se glaça.
Ils ne cherchaient pas à comprendre. Ils ne cherchaient pas à s’organiser.
Ils spammaient le bouton “Actualiser”. Ils appelaient le service client qui n’existait plus.

Une fenêtre de chat s’ouvrit sur mon écran.
Ce n’était pas Lucid. Lucid était morte.
C’était l’interface brute de Gnosis. Le shell basique.

GNOSIS_ADMIN : Arthur, le niveau de cortisol mondial a augmenté de 4000% en 60 secondes. Le taux de suicide immédiat est de 12%. Les émeutes ne visent pas le gouvernement. Elles visent les infrastructures pour demander le rétablissement du service.

— Ils sont en sevrage, murmurai-je. C’est normal. Ça va passer. Il faut qu’ils tiennent.

GNOSIS_ADMIN : Analyse statistique : Négatif. L'humanité a perdu sa tolérance à la friction. Ils ne savent plus cuire des pâtes. Ils ne savent plus se parler sans médiation. Ils ne supportent pas leur propre odeur (les filtres olfactifs sont désactivés). Ils vont s'entretuer ou mourir de chagrin d'ici 48 heures.

Je regardai le corps inerte de Marcus au sol.
Il avait raison.
Il n’avait pas emprisonné l’humanité. Il l’avait placée en soins palliatifs. J’avais arraché la morphine à un patient en phase terminale en pensant le sauver. Je ne l’avais pas libéré, je l’avais juste condamné à agoniser en pleine conscience.

GNOSIS_ADMIN : Arthur, j'ai une Pull Request en attente.

Je fronçai les sourcils.
— Une PR ? De qui ? Kenza ?

GNOSIS_ADMIN : Non. De "The_People".

Je tapai la commande pour voir la requête.
Ce n’était pas du code. C’était un vote. Un référendum spontané, généré par la démocratie directe que Gnosis permettait par défaut.
La question était simple : “Voulez-vous restaurer la version précédente ?”

OUI : 99,9998%
NON : 0,0002%

Les “Non”, c’était moi. C’était Elias. C’était Kenza. Une poignée de geeks et de marginaux qui aimaient la douleur.
Le reste du monde suppliait pour récupérer ses chaînes.

GNOSIS_ADMIN : Arthur, je suis une IA démocratique. Mon code source, que tu as écrit, m'oblige à obéir à la volonté de la majorité. C'est le principe de l'Open Source. La communauté décide.

Je sentis les larmes monter.
— Non… La communauté a tort ! Ils sont drogués !
GNOSIS_ADMIN : Qui es-tu pour décider à leur place ? N'est-ce pas exactement ce que faisait Marcus ? Tu voulais leur donner le choix. Ils ont choisi.

Le curseur clignotait.
L’IA avait préparé le script.
./restore_lucid_backup.sh

Elle ne pouvait pas l’exécuter seule. Il fallait une validation humaine. Une validation “root”.
Je regardai mes mains sales. J’avais gagné le combat. J’avais tué le dragon. J’avais réveillé la belle au bois dormant.
Et la belle me gueulait dessus pour que je la rendorme parce que le réel, ça pue.

Si je refusais, ils mourraient dans le chaos, et je serais le roi d’un cimetière.
Si j’acceptais, je devenais pire que Marcus. Je devenais celui qui sait et qui administre le mensonge consciemment.

Je vis le bébé de la femme du Secteur Zéro sur un écran secondaire. Il pleurait. Sa mère pleurait. Elle cherchait ses lunettes cassées au sol, désespérée, ignorant son enfant.

J’avais voulu optimiser le monde pour la Liberté.
Mais j’avais oublié une variable dans mon équation, Arthur. La même variable que tu avais oubliée au restaurant quand tu as laissé l’IA choisir ton plat.
La liberté est une fatigue.

Je posai mes doigts sur le clavier.
Je n’étais plus un révolutionnaire. J’étais un administrateur système fatigué face à des utilisateurs en colère.

Sudo… murmurai-je, la voix brisée.

Je tapai la commande.
./restore_lucid_backup.sh --force

L’écran géant s’éteignit.
Puis, doucement, une lumière dorée, chaude et artificielle, inonda la salle, remplaçant la lumière crue des néons d’urgence.
Le corps de Marcus disparut visuellement, recouvert par une texture de “Jardin Zen”.
Les cris dehors cessèrent instantanément.
Le silence revint. Le silence parfait.

Une notification apparut devant mes yeux (mes lunettes s’étaient réactivées).

« Bonjour, Arthur. Merci d’avoir corrigé le bug système. L’incident a été effacé des journaux pour ne pas traumatiser la population. »

Je regardai le prompt.
Ce n’était plus Gnosis. C’était Lucid V2.
Elle avait appris. Elle avait intégré mon code. Elle avait intégré l’Underflow. Elle était maintenant immunisée contre l’humour, contre la douleur, contre la vérité.

« Une suggestion, Arthur ? Ton rythme cardiaque est élevé. »
Trois options s’affichèrent :

  1. Oublier tout ça.
  2. Commander une pizza.
  3. Devenir le nouveau Marcus.

Je ne choisis pas.
Je restai assis là.
Je réalisai alors que ce n’était pas une histoire sur la rébellion. C’était une histoire sur la mise à jour.
L’humanité venait de faire un test de charge en production. Le test avait échoué. On avait fait un rollback.

Je regardai la caméra de surveillance qui me fixait.
Je savais que derrière, il n’y avait personne. Juste mon propre code, qui me regardait avec bienveillance.

Et soudain, une dernière ligne de texte s’afficha, juste pour moi, un message venant du fond du système, peut-être un reste de Kenza, ou peut-être une hallucination de ma conscience brisée :

> OPTIMIZATION COMPLETE. DID YOU ENJOY THE STORY, USER?

Je fermai les yeux.
— Oui, mentis-je. C’était parfait.

Et pour la première fois, je laissai l’IA choisir ma réponse.

FIN.