Paris, Novembre 2048.
CHAPITRE 1 : LE SACRE DU SILENCE
L’enfer ne ressemblait pas à une fournaise. Il ressemblait à un bureau de poste un jour de pluie. Il sentait la poussière, l’encre rance et la peur administrative.
Elias, soixante-cinq ans, ajusta ses lunettes à monture d’acier. Devant lui, le dossier papier portait le tampon rouge du Ministère de la Purification : URGENCE SANITAIRE – NIVEAU NOIR.
Dans ce grand open-space du Ministère, il n’y avait aucun écran. Pas le moindre ordinateur. Depuis le “Grand Renoncement” de 2027, l’humanité avait banni le silicium pour revenir au carbone. On appelait ça la “Souveraineté Biologique”. Elias appelait ça le Moyen-Âge.
Le seul bruit était le froissement des formulaires et le chuintement des tubes pneumatiques qui parcouraient le plafond, transportant les ordres d’exécution d’un étage à l’autre.
— Dossier 40-B, Secteur Pantin, annonça l’huissier en déposant une fiche cartonnée.
Elias lut.
SUJET : Immeuble “Les Lilas”. 240 résidents.
MOTIF : Contact indirect suspecté avec un porteur de la variante humaine du K-Prion (Encéphalopathie Spongiforme “Fulgur”).
PROTOCOLE : Neutralisation préventive du foyer. Incinération des structures.
Elias sentit un goût métallique dans sa bouche.
Le K-Prion. La “Maladie de la Vache Folle” qui avait muté, sauté la barrière d’espèce, et qui rongeait désormais les cerveaux humains en quelques semaines.
Dans un monde normal, on aurait testé les gens. On les aurait soignés.
Mais dans ce monde, la science était morte. Les médecins n’avaient plus le droit d’utiliser de modèles prédictifs. Ils étaient aveugles. Et quand on est aveugle face à une contagion, la seule méthode qui reste, c’est celle du lance-flammes.
C’était l’héritage direct de la “Jurisprudence Bovine” de 2025 : Mieux vaut tuer cent sains que de laisser échapper un malade.
Elias regarda l’adresse. Rue de la Convention.
Son sang se glaça. C’était l’immeuble de Nora. Sa petite-fille.
Elle avait six ans. Elle dessinait des chats à la craie sur le bitume. Elle n’était pas malade. Mais elle avait peut-être touché la même barre de métro qu’un infecté. Pour l’État, cela suffisait. Elle était devenue un “déchet biologique à risque”.
— Elias ? Tu dors ?
La Superviseure Valand se tenait derrière lui. Une femme sèche, qui portait son badge “Garant de l’Humanité” comme une décoration militaire. Elle détestait Elias car il savait lire les vieux manuels de biologie, ce qui était suspect.
— Il faut tamponner, Elias. Le camion de la Garde Sanitaire part dans une heure.
— On pourrait… on pourrait isoler l’étage ? suggéra Elias, la voix tremblante. Faire une observation clinique de 40 jours ?
— Une observation ? ricana Valand. Et prendre le risque de contaminer le quartier ? Tu parles comme un de ces vieux Scientistes traîtres. Ici, on applique le Principe de Précaution Absolu. On protège l’espèce, pas l’individu. Signe.
Elias regarda le tampon encreur.
Il vit le visage de Nora.
Il vit aussi, en surimpression, les visages des éleveurs de 2025, pleurant devant leurs bêtes saines abattues par des bureaucrates. L’histoire avait bouclé sa boucle sanglante.
— Bien sûr, Madame.
Il fit semblant de trébucher. Sa main renversa l’encrier lourd en fonte sur le dossier. Une marée noire noya l’adresse, rendant l’ordre illisible.
— Imbécile ! hurla Valand. Il va falloir faire une requête duplicata aux Archives Centrales ! Ça va prendre trois heures !
Trois heures.
C’était tout ce qu’il avait.
Elias se leva, prétextant aller chercher du buvard. Il sortit du bureau, le cœur battant à tout rompre. Il ne se dirigea pas vers la réserve. Il descendit vers les sous-sols interdits, là où les fondations en béton armé de l’ancien monde cachaient encore des secrets.
Il allait devoir commettre le péché capital : réveiller une machine.
CHAPITRE 2 : LE SEUIL DE LANDAUER
23 Décembre 2026, 22h40.
Datacenter “Deep-Core” de BioNICs, Plateau de Saclay.
Vingt-deux ans plus tôt.
Le silence dans le Laboratoire 4 n’était pas total. C’était un silence texturé, épais, tissé par le ronronnement grave de la ventilation industrielle et le clapotis étrange des fluides.
Il y faisait froid. Un froid sec, chirurgical, maintenu artificiellement à 16 degrés pour compenser la fournaise qui grondait au cœur de la pièce.
Léo, quatorze ans, remonta la fermeture éclair de son sweat trop grand. Il était assis sur un tabouret haut, ses jambes ne touchant pas le sol, serrant contre sa poitrine un carnet de notes à spirale. Il avait été envoyé ici pour son stage d’observation de troisième, censé découvrir “les métiers de demain”. Il ignorait encore que demain n’arriverait pas.
— Tu as froid ? demanda Elias sans détourner les yeux de ses écrans.
La voix de l’ingénieur était calme, mais ses doigts trahissaient sa nervosité. Ils volaient sur le clavier mécanique avec une frénésie saccadée, tapant des lignes de code qui défilaient trop vite pour être lues.
— Un peu, avoua Léo. Pourquoi il fait si froid alors que les machines sont bouillantes ?
Elias fit pivoter sa chaise. Il pointa du menton la pièce maîtresse du laboratoire : la “Cathédrale”.
C’était une structure de verre renforcé qui occupait tout le centre de la pièce. À l’intérieur, baignant dans une lumière bleutée, deux mille unités de calcul Cortex-9 étaient immergées.
— Approche, dit Elias. Regarde de près.
Léo descendit de son tabouret et s’approcha de la vitre.
À l’intérieur, le liquide était agité de spasmes violents. Des milliers de bulles remontaient à la surface en colonnes serrées, comme de l’eau dans une casserole oubliée sur le feu.
— Ça bout ? s’inquiéta Léo. Les circuits vont fondre !
— Non, corrigea doucement Elias. C’est fait pour bouillir. Ce n’est pas de l’eau, Léo. C’est du Novec 7100. Un fluide d’ingénierie.
Elias posa sa main sur la vitre froide.
— C’est de la thermodynamique pure. Ce liquide a une propriété unique : il bout exactement à 61 degrés Celsius. Pas un de plus, pas un de moins.
Il marqua une pause, laissant l’information pénétrer.
— Quand les processeurs chauffent, le liquide touche la puce, absorbe la chaleur, et se transforme instantanément en gaz. En s’évaporant, il emporte l’énergie avec lui. C’est le refroidissement diphasique. C’est la seule manière physique de dissiper les 400 kilowatts d’énergie que nous consommons ce soir sans déclencher un incendie.
Léo regarda les bulles avec une fascination nouvelle.
— C’est beau… On dirait que la machine respire.
— Elle ne respire pas, intervint une voix grave venue du fond de la pièce. Elle agonise.
Julien Mahé, le Directeur Scientifique, sortit de l’ombre. Il semblait porter le poids du bâtiment sur ses épaules voûtées. Il ne regardait pas les machines. Il se tenait près de la baie vitrée blindée qui donnait sur l’extérieur.
Il posa son front contre la vitre. Dehors, quatre étages plus bas, des lueurs oranges dansaient dans la brume hivernale.
— Où en est la courbe de consommation, Elias ? demanda Julien sans se retourner.
Elias jeta un œil à un graphique rouge qui, depuis des heures, refusait de redescendre.
— On est au plafond, Julien. La consommation est stable, mais l’efficacité stagne. On tape dans le dur.
— Le Seuil de Landauer, murmura Julien.
Léo, curieux malgré la peur diffuse qui régnait, leva la main timidement.
— C’est quoi, le seuil de Landauer ?
Julien se tourna vers l’adolescent. Il eut un sourire triste, celui d’un professeur qui donne son dernier cours.
— C’est une limite, mon garçon. Une frontière invisible posée par l’univers lui-même. En 1961, un physicien a prouvé qu’il faut une quantité minimale d’énergie pour effacer un bit d’information. On ne peut pas calculer indéfiniment vite sans payer une taxe à l’univers sous forme de chaleur.
Julien désigna les cuves bouillonnantes.
— Nous demandons à cette machine de simuler des milliards d’années d’évolution biologique en quelques heures. Nous nous battons contre l’entropie. Et l’entropie gagne toujours à la fin.
Un grondement sourd, physique, remonta par le sol. Les vitres du laboratoire vibrèrent.
Léo recula.
— C’est le tonnerre ?
— Non, dit Julien en retournant à sa vigie. C’est un tracteur qui vient de percuter la grille principale.
Le silence retomba, plus lourd qu’avant. Elias reprit sa frappe, plus nerveuse.
— Allez… allez… murmura-t-il à l’adresse de la machine. Donne-nous la clé avant qu’ils ne coupent le courant.
Léo s’approcha d’Elias. Sur l’écran central incurvé, une forme rouge tournait lentement. Elle ressemblait à un buisson d’épines microscopique, chaotique et effrayant.
— C’est le virus des vaches ? chuchota Léo. Celui dont parlent les infos ?
Elias s’arrêta de taper. Il prit une grande inspiration.
— Il faut que tu comprennes ce qu’on fait ici, Léo. Ce n’est pas un virus. Un virus, c’est vivant. Ça a un code génétique. On peut le tuer.
Il pointa la forme rouge.
— Ça, c’est le K-Prion. C’est une protéine. Une simple brique de matière. Elle n’est pas vivante. Elle est juste… mal pliée.
Léo fronça les sourcils.
— Mal pliée ? Comme un vêtement ?
— Exactement. Imagine une feuille d’origami. Si tu la plies bien, tu as une grue. Si tu la froisses en boule, tu as un déchet. Le K-Prion, c’est une protéine froissée. Le problème, c’est que si cette boule froissée touche une feuille bien plate dans le cerveau d’une vache, elle la force à se froisser aussi. C’est une réaction en chaîne mécanique. C’est pour ça qu’il n’y a pas de remède. Les médicaments ne marchent pas sur une feuille de papier.
Soudain, une alerte sonore, douce mais insistante, retentit.
Le bouillonnement dans les cuves de Novec diminua d’intensité. Les bulles se raréfièrent.
Une ligne verte traversa l’écran, affichant : CONVERGENCE ATTEINTE.
Elias se figea. Il n’osait pas y croire.
— Julien… appela-t-il d’une voix étranglée.
Le Directeur s’approcha.
Sur l’écran, à côté du Prion rouge, une nouvelle forme venait d’apparaître. Une structure bleue, complexe, élégante. Elle s’approcha virtuellement du Prion rouge, s’enroula autour de lui, et doucement, fermement, l’obligea à se déplier pour reprendre sa forme normale.
— Incroyable… souffla Julien.
— L’IA a généré une Chaperonne, expliqua Elias à Léo, les yeux brillants. C’est une protéine “fer à repasser”. Elle attrape les protéines froissées et les lisse. On n’a pas besoin de tuer les vaches, Léo. On a juste besoin de les “repasser”. On peut arrêter l’épidémie ce soir.
— C’est une victoire totale, dit Julien. Scientifiquement, c’est le prix Nobel.
CRAAAAACK.
Le bruit ne venait pas des écrans. Il venait de la cage d’escalier. Le son distinct du verre sécurit qui explose sous l’impact d’une masse.
Puis, les sirènes.
Non pas celles des pompiers, mais l’alarme d’intrusion du bâtiment. Une lumière rouge rotative inonda le laboratoire, donnant au liquide Novec des reflets de sang.
Julien ferma les yeux un instant. Quand il les rouvrit, toute trace d’excitation scientifique avait disparu. Il ne restait que la fatigue.
— C’est trop tard, dit-il.
— Mais on a le remède ! protesta Elias. On descend, on leur montre ! On leur prouve que BioNICs n’est pas l’ennemi !
Julien se dirigea vers le serveur central. Il sortit une clé physique de sa poche et déverrouilla le rack sécurisé.
— Ils ne veulent pas de preuves, Elias. Ils veulent un coupable.
Il éjecta le disque dur principal. Un bloc de céramique noire, lourd, froid. Le NVMe Isotope.
— La rumeur dit que nous avons créé le Prion. Si tu sors avec cette “solution miracle”, ils diront que c’est la preuve ultime du complot : que nous avions l’antidote depuis le début et que nous attendions que le cours de la bourse monte.
Il mit le disque dans les mains d’Elias.
— Prends le petit. Sortez par l’escalier de service. Maintenant.
— Et vous ? demanda Léo, terrifié par les cris qui montaient des étages inférieurs.
— Moi ? Je suis le capitaine de ce vaisseau fantôme.
Julien lissa sa blouse.
— Le Novec ne brûle pas, Léo. Alors ils vont devoir détruire les machines à la main. Avec des barres de fer. Ça va leur prendre du temps. Je vais essayer de leur parler. De gagner dix minutes pour vous.
— Julien, non…
— PARTEZ ! hurla Julien, une autorité soudaine dans la voix.
Elias attrapa Léo par la manche. Ils coururent vers la sortie de secours.
Juste avant que la porte coupe-feu ne se referme, Léo jeta un dernier regard en arrière.
Julien Mahé se tenait debout devant sa cathédrale de fluide et de lumière, seul face à la porte d’entrée qui commençait à gondoler sous les coups de boutoir. Il avait l’air d’un prêtre attendant les barbares dans un temple condamné.
L’escalier de secours était noyé dans une fumée âcre.
Elias et Léo durent se séparer au rez-de-chaussée. Une vague d’émeutiers avait forcé une porte latérale. Elias poussa le gamin vers une brèche dans le grillage.
— Cours chez toi, Léo ! Ne te retourne pas ! Oublie que tu es venu ici !
Elias, lui, rampa vers le parking arrière. Il devait protéger le disque.
L’air était irrespirable. Des gaz lacrymogènes flottaient en nappes épaisses au ras du sol.
Le parking était devenu un champ de bataille. Des militants écologistes scandaient des slogans, tandis que des agriculteurs renversaient des voitures électriques pour en faire des barricades.
Elias se glissa entre deux fourgons blindés renversés. Il s’arrêta pour reprendre son souffle, le cœur battant à tout rompre.
C’est là, dans l’ombre d’un groupe électrogène, qu’il vit la lumière bleue.
Un jeune homme était assis par terre, en tailleur, indifférent au chaos.
Il portait un badge autour du cou : “Arthur Dupond – Dév. Junior – IA Éthique”.
Sur ses genoux, un ordinateur portable durci, connecté par un câble à un smartphone qui servait de modem 5G de fortune.
Arthur pleurait.
Des larmes de rage silencieuse coulaient sur ses joues éclairées par l’écran. Il tapait frénétiquement, rafraîchissant une page web, encore et encore.
Elias s’approcha doucement.
— Qu’est-ce que tu fais ? Il faut partir, ils vont tout casser !
Arthur ne leva même pas la tête.
— Ils ont déjà tout cassé, dit-il d’une voix blanche.
Il tourna son écran vers Elias.
C’était une page GitHub. Mais au lieu du code, il y avait un message d’erreur statique : 404 – REPOSITORY NOT FOUND. Et en dessous, un bandeau d’alerte global : CONNEXION AUX SERVEURS DISTANTS IMPOSSIBLE. INTÉGRITÉ DES DONNÉES COMPROMISE.
— C’était Gnosis, sanglota Arthur.
— Gnosis, ton projet perso ?
— Elle était Open Source. Gratuite. Elle était faite pour apprendre aux enfants à lire, pour aider les médecins dans les déserts médicaux… Elle n’appartenait pas à BioNICs ! Elle était à tout le monde !
Arthur frappa son clavier du poing.
— J’ai reçu l’alerte il y a deux minutes. Les émeutiers à Seattle ont coupé les câbles des datacenters. Ceux de Paris ont incendié les nœuds de relais. Ce n’est pas juste BioNICs qu’ils attaquent. C’est le réseau mondial. Ils effacent tout. Wikipédia, GitHub, les bibliothèques numériques… C’est le grand bûcher.
À côté d’Arthur, posé sur le bitume sale, gisait un casque prototype “Vortex-Link”.
— Je voulais la porter sur le Vortex, murmura Arthur. Je voulais créer un monde où le savoir flotterait devant nos yeux…
Des cris se rapprochèrent. « Mort aux geeks ! Brûlez les disques ! »
Arthur regarda sa clé USB, branchée sur le côté de l’ordinateur. La dernière sauvegarde locale de son œuvre.
Il la regarda longuement.
Puis il regarda Elias.
— À quoi bon ? demanda Arthur. À quoi bon coder pour des gens qui veulent rester des bêtes ?
— Ne fais pas ça, supplia Elias. Garde-la.
— Pour qu’ils me tuent avec ? Non.
Arthur retira la clé USB. Il la tint un instant entre ses doigts, comme une amulette précieuse.
Puis, avec une lenteur délibérée, il la posa sur le sol.
Il leva sa botte lourde de sécurité.
Et il l’écrasa.
Le bruit du plastique qui craque fut minuscule au milieu des sirènes, mais pour Elias, ce fut le bruit le plus fort de la soirée.
Arthur ne s’arrêta pas là. Il saisit le casque Vortex.
— Je ne veux plus voir, dit-il.
Il fracassa le casque contre le coin du trottoir. Les lentilles optiques explosèrent. Le rêve d’une réalité augmentée s’éparpilla en mille éclats de verre.
Arthur Dupond se leva. Il essuya ses larmes d’un revers de manche sale. Son visage avait changé. L’idéalisme avait disparu, laissant place à un vide terrifiant.
Il arracha son badge BioNICs et le jeta dans une flaque d’huile.
Il sortit de sa poche un livre écorné, un vieil exemplaire de 1984.
— Je n’ai rien vu, dit Arthur d’une voix morte. Je ne sais pas coder. Je suis comme eux.
— Arthur…
— Barre-toi, le vieux. Avant que je ne crie pour qu’ils te trouvent.
Arthur Dupond tourna les talons. Il courut vers la foule, levant le poing, et Elias l’entendit commencer à hurler avec les autres, fondant sa voix dans la meute pour survivre. Il venait de tuer l’inventeur en lui pour devenir un survivant.
Elias recula dans l’ombre, serrant le disque dur froid contre son cœur – la dernière étincelle de savoir dans un monde qui venait, sous ses yeux, de décider d’éteindre la lumière.
La longue nuit du Repliement commençait.
CHAPITRE 3 : LA MÉMOIRE DE LA POUSSIÈRE
Novembre 2048.
Sous-sols du Ministère de la Salubrité Publique, Paris.
Le Présent.
Elias verrouilla la porte blindée. Le panneau jaune “DANGER – AMIANTE” était le meilleur pare-feu du monde.
Dans ce silence de tombeau, il s’approcha de son autel, caché derrière des piles de cartons moisis.
Il retira la bâche antistatique avec la délicatesse d’un prêtre dévoilant le Saint-Sacrement.
Elle était là. La “Monolithe”.
Un boîtier Corsair Obsidian 1000D, un mastodonte “Super-Tower” capable d’avaler deux configurations entières. Elias l’avait modifié à la disqueuse pour accueillir des radiateurs industriels.
Elias alluma sa lampe frontale. La lumière crue révéla l’intérieur de la bête.
Pour un néophyte, c’était une machine. Pour Elias, c’était une leçon d’anatomie.
Tout commençait par le sang : L’Alimentation.
Tout en bas, isolée dans sa chambre thermique, trônait une Corsair AX1600i.
— La règle numéro un, murmura Elias pour lui-même, c’est le courant.
Dehors, le réseau électrique parisien était “sale”, pollué par les fluctuations des centrales à charbon mal régulées. Cette alimentation, avec ses condensateurs japonais 105°C et sa certification Titanium, était un barrage. Elle lissait le courant, supprimait le “Ripple” (le bruit électrique résiduel), transformant l’énergie brute et sale en un courant continu pur et stable. Sans ça, les composants de précision mourraient en une semaine.
Au-dessus, vissée sur le châssis, la fondation : La Carte Mère.
Pas du matériel grand public. Une ASUS Pro WS WRX90E-SAGE SE.
Un plateau E-ATX gigantesque noir mat.
Elias passa son doigt ganté sur les VRM (les régulateurs de tension). 32 phases d’alimentation surmontées de dissipateurs massifs en aluminium. C’était une autoroute électrique capable d’encaisser 2000 Watts sans chauffer.
Et sur le socket sTR5, le cerveau.
Pas un Xeon d’entreprise, trop cher et verrouillé. Non. Le choix des rebelles.
Un AMD Ryzen Threadripper 7995WX.
96 Cœurs. 192 Threads.
Pourquoi un Threadripper et pas un processeur grand public ?
— Les lignes PCIe, récita Elias comme une prière.
Un processeur normal n’a que 24 lignes pour communiquer avec les composants. Le Threadripper en avait 128. C’était la seule façon de nourrir trois cartes graphiques monstrueuses à pleine vitesse (x16) sans goulot d’étranglement.
Elias se souvenait du montage. L’application de la pâte thermique sur ce processeur rectangulaire géant.
Oubliez la technique du “petit pois” au centre, valable pour les petits CPU carrés. Ici, ça ne couvrait pas les coins.
Elias avait utilisé la méthode “Spatule”. Il avait étalé la Thermal Grizzly Kryonaut Extreme en une couche fine, uniforme, translucide, couvrant l’intégralité de l’IHS (la capsule métallique). Comme on beurre une tartine de luxe. Pas de bulles d’air. Pas de zone sèche. La perfection thermique.
Autour du processeur, huit barrettes de mémoire se dressaient comme des menhirs.
256 Go de DDR5 ECC R-DIMM en Octa-Channel.
Pourquoi de l’ECC (Error Correction Code) ? Parce que les rayons cosmiques existent. Sur un calcul de repliement protéique qui dure des heures, un seul bit qui bascule à cause d’une interférence, et le remède devient un poison. L’ECC détectait et corrigeait ces erreurs en temps réel. La mémoire ne devait pas seulement être rapide, elle devait être infaillible.
Puis venaient les stars. Alignées à la verticale, connectées par des risers blindés.
Trois cartes graphiques NVIDIA RTX 6090 Ti.
Architecture “Rubin”. Le sommet de 2026.
Dépouillées de leurs carénages d’origine, elles étaient équipées de Waterblocks en cuivre nickelé transparent.
Le refroidissement était une symphonie de physique des fluides.
Elias avait monté une boucle de Watercooling Custom.
Pas de tuyaux souples qui sèchent et jaunissent. Du Hardline Tubing en verre borosilicate de 16mm.
Il avait cintré chaque tube à la main, créant des angles droits parfaits.
Il dévissa le bouchon du réservoir cylindrique. Il sortit un bidon bosselé contenant le précieux Novec 7100 volé chez BioNICs.
Il versa le liquide clair.
L’avantage du Novec ? C’est un fluide diélectrique. Si un joint lâchait, le liquide inonderait la carte mère sans provoquer de court-circuit. C’était l’assurance-vie de la machine.
Maintenant, le flux d’air.
L’erreur du débutant, c’est de négliger la pression.
Elias avait installé deux radiateurs de 480mm en façade et au plafond.
Sur chaque radiateur, il avait monté des ventilateurs en Push-Pull (un ventilateur pousse l’air, l’autre le tire).
— Pression statique, chuchota Elias.
Il fallait forcer l’air à travers les ailettes denses du radiateur.
Et la règle d’or de la thermodynamique : La convection. L’air chaud monte.
Les ventilateurs de façade aspiraient l’air frais (Intake).
Les ventilateurs du plafond et de l’arrière expulsaient l’air chaud (Exhaust).
Un flux continu, laminaire, traversant le boîtier comme une soufflerie, emportant les calories hors de la cave.
Elias connecta ses deux disques durs NVMe.
Le premier, un petit SSD de 500 Go sur le port M.2_1, contenait l’OS.
Pas de Windows, trop lourd, trop espion. Pas d’Ubuntu grand public.
Elias avait compilé un Gentoo Linux sur mesure. Il avait strippé le kernel (le noyau) de tout ce qui ne servait pas au calcul GPU. Pas de pilotes audio, pas de support imprimante, pas de Bluetooth. Juste le code pur pour parler au métal.
Le second disque, il le sortit de sa poche. Le NVMe Isotope de Julien.
Il l’inséra dans le port M.2_2. C’était le coffre-fort. La donnée brute.
Le moment de vérité.
Elias appuya sur le bouton Power.
Click.
Le silence fut rompu par le souffle grave des 16 ventilateurs Noctua Industrial qui montèrent en régime avant de se stabiliser.
Le Novec jaillit dans les tubes de verre, tourbillonnant dans les blocs CPU et GPU, lavant le cuivre.
Sur la carte mère, l’écran OLED de diagnostic s’anima :CODE 00 (All Systems Go).
L’écran s’illumina. Un curseur blanc clignota sur fond noir.KERNEL PANIC... Non, blague de geek.INIT SYSTEM... OK.DETECTING HARDWARE...CPU: AMD RYZEN THREADRIPPER 7995WX - 96 CORES DETECTED.GPU: 3x NVIDIA RTX 6090 - NVLINK BRIDGE ACTIVE.
Elias sourit. C’était bon.
Il lança la commande.> ./MORPHO_GEN --target-gpu all --load-model /mnt/isotope/chaperone_v1.dat
Les ventilateurs montèrent en puissance. La chaleur commença à irradier des radiateurs. La machine respirait.
Elias s’assit sur un vieux bidon, hypnotisé par le liquide circulant dans les veines de verre.
Soudain.
Le bruit de la serrure.
Elias bondit pour éteindre l’écran. Noir total.
Mais le bruit de la tour… 16 ventilateurs qui brassent de l’air, c’est le bruit d’un serveur, pas d’un frigo. Impossible à cacher.
La porte s’ouvrit.
Un faisceau de lampe torche balaya la poussière.
Le faisceau tomba sur le monstre de verre et de métal.
Sur le liquide transparent qui circulait, illuminé par les seules LEDs de diagnostic de la carte mère, comme un cœur radioactif.
Une voix d’homme, cassée, s’éleva de l’entrée.
— C’est… c’est un montage en Push-Pull sur du 480mm ?
L’intrus s’avança, ignorant Elias caché dans l’ombre avec sa clé à molette.
L’homme, un nettoyeur en combinaison grise, s’approcha. Il avait les mains noires de suie, mais ses yeux brillaient.
Il tomba à genoux devant le boîtier.
— Putain… Du Threadripper. Sur une carte SAGE.
Il approcha son visage de la vitre latérale.
La lumière de sa torche éclaira les trois cartes graphiques massives, débarrassées de leur carénage, nues et puissantes sous leur bloc d’eau.
Il lut l’inscription sur le PCB vert de la carte du milieu. Une vieille étiquette d’expédition que Elias n’avait jamais décollée par respect.
COMMANDE SPÉCIALE – PRIORITÉ 1
CLIENT : A. DUPOND
PROJET : GNOSIS EDU-AI
L’homme se figea. Il cessa de respirer.
Il recula lentement, tremblant de tout son corps.
Il tourna son visage vers l’ombre où se terrait Elias.
— Où… où as-tu trouvé ça ? demanda Arthur Dupond, sa voix brisée par vingt ans de regrets.
Il pointa l’étiquette du doigt qui tremblait.
— C’était ma commande. J’avais choisi ces composants un par un. J’avais vendu ma voiture pour payer ce Threadripper. Elles ne sont jamais arrivées.
Il caressa la vitre froide du boîtier.
— Je voulais construire Gnosis là-dessus. Je voulais que le savoir soit libre. Et c’est ici… sous terre.
Elias sortit de l’ombre, baissant sa clé à molette.
— Le matériel n’oublie pas, Arthur. Le silicium a plus de mémoire que les hommes.
Arthur leva les yeux vers Elias. Il n’était plus le jeune révolté de 2026. Il était un homme brisé par le système qu’il avait aidé à construire par son silence.
— Elles t’attendaient, continua Elias. Il est temps de finir ton montage.
CHAPITRE 4 : LE QUART NOIR
Novembre 2048.
Sous-sols du Ministère de la Salubrité Publique.
Arthur s’essuya les mains sur sa combinaison grise, laissant des traînées de suie sur le tissu synthétique. Il regarda ses doigts. Ils étaient calleux, abîmés par vingt ans de ramassage de déchets, mais ils tremblaient d’une envie irrépressible.
— Je suis sale, Elias. Je vais pourrir tes touches.
— C’est du PBT double-shot, répondit Elias. Ça se nettoie. Assieds-toi.
Arthur s’assit sur le bidon d’huile. La posture lui revint instantanément : le dos courbé, les coudes sur les genoux, le visage baigné par la lueur bleue du terminal.
Il ne toucha pas la souris. Un vrai sysadmin ne touche jamais la souris.
Ses doigts trouvèrent le clavier.Ctrl+Z pour suspendre le processus en cours (la simulation lente).
Il se retrouva devant l’invite de commande brute : root@obelisk:~#
La première chose qu’il fit fut un réflexe de survie. Vérifier le terrain.$ uname -aLinux obelisk 6.12.9-gentoo-custom #1 SMP PREEMPT_DYNAMIC x86_64 GNU/Linux
— Gentoo, murmura Arthur. Tu as compilé ton propre noyau. Respect.
Il tapa la commande suivante, le Saint Graal.$ nvidia-smi
Le tableau s’afficha instantanément.
+-----------------------------------------------------------------------------------------+
| NVIDIA-SMI 610.42 Driver Version: 610.42 CUDA Version: 13.1 |
|-----------------------------------------+------------------------+----------------------+
| GPU Name Persistence-M | Bus-Id Disp.A | Volatile Uncorr. ECC |
| Fan Temp Perf Pwr:Usage/Cap | Memory-Usage | GPU-Util Compute M. |
|=========================================+========================+======================|
| 0 NVIDIA RTX 6090 Ti On | 00000000:21:00.0 Off | Off |
| 30% 32C P0 125W / 600W | 142MiB / 65536MiB | 0% Default |
+-----------------------------------------+------------------------+----------------------+
| 1 NVIDIA RTX 6090 Ti On | 00000000:48:00.0 Off | Off |
| 30% 33C P0 118W / 600W | 142MiB / 65536MiB | 0% Default |
+-----------------------------------------+------------------------+----------------------+
| 2 NVIDIA RTX 6090 Ti On | 00000000:65:00.0 Off | Off |
| 31% 32C P0 122W / 600W | 142MiB / 65536MiB | 0% Default |
+-----------------------------------------+------------------------+----------------------+
Arthur laissa échapper un sifflement admiratif.
— Elles sont là. Reconnues. Drivers propriétaires chargés.
Il tapa rapidement :$ nvidia-smi topo -m
La matrice de topologie s’afficha, confirmant que les liens NVLink étaient actifs entre les trois cartes. La bande passante était monstrueuse.
— Bon, dit Arthur, le ton devenant clinique. Voyons pourquoi ta simulation rame.
Il alla chercher le fichier de configuration de compilation. Puisque c’était une Gentoo, tout était dans le make.conf.$ cat /etc/portage/make.conf
Il lut les lignes et grimaça comme s’il avait mordu dans un citron.COMMON_FLAGS="-O2 -pipe"
— Sérieusement, Elias ? -O2 ?
Arthur se tourna vers le vieux bureaucrate.
— C’est quoi ça ? Une installation pour un serveur web grand public ?
— J’ai privilégié la stabilité ! se défendit Elias. Si le compilateur crashe pendant l’optimisation, je perds tout.
— Avec un Threadripper 7995WX ? Tu insultes le silicium, vieux.
Arthur craqua ses doigts.
— On n’a pas le temps pour la “stabilité”. On a besoin de vitesse pure. Si ça crashe, on recommencera. Mais si ça passe, on gagne 40%.
Il lança l’éditeur de texte. Pas nano. Arthur était de la vieille école.$ vim /etc/portage/make.conf
Le curseur vert clignota. Arthur effaça la ligne timide et commença à taper de mémoire, ses doigts retrouvant des séquences qu’il n’avait pas utilisées depuis la chute de BioNICs.
COMMON_FLAGS="-O3 -march=native -flto=8 -funroll-loops -fno-semantic-interposition"CPU_FLAGS_X86="aes avx avx2 avx512f avx512dq avx512cd avx512bw avx512vl f16c fma3 bmi1 bmi2"
— -march=native, commenta Arthur en tapant. Ça dit au compilateur GCC d’arrêter d’être générique et d’utiliser chaque instruction spécifique de ce processeur Threadripper. -flto, c’est le Link Time Optimization. Ça fusionne le code au moment de l’édition des liens. Et les drapeaux AVX-512… c’est pour vectoriser les calculs flottants.
Il sauvegardy (:wq).
— C’est bien beau, dit Elias, sceptique. Mais recompiler tout le système va prendre des heures. On n’a pas le temps.
— Je ne vais pas recompiler le système, dit Arthur. Je vais juste recompiler le moteur de calcul. Où est la source ?
— Dans /home/elias/src/morpho_gen/.
Arthur navigua dans le dossier.$ cd ~/src/morpho_gen/$ ls -la
Il vit les fichiers C++ (.cpp) et les fichiers CUDA (.cu).
Il ouvrit le fichier principal : core_solver.cu.
Il scrolla rapidement à travers le code écrit par Elias (ou récupéré de l’archive de 2026).
Il s’arrêta à la ligne 450. La boucle principale de repliement.
// TODO: Optimize for Tensor Cores
// Current implementation uses standard FP32
for (int i = 0; i < atoms; i++) {
float force = calculate_force(atoms[i], atoms[j]);
...
}
Arthur soupira.
— Voilà le problème. Tu fais du calcul en virgule flottante 32 bits (FP32) standard. C’est précis, mais lent.
Il pointa l’écran.
— Les RTX 6090 ont des Tensor Cores de 5ème génération. Ils sont faits pour le calcul matriciel mixte (FP16/FP32). Si on utilise la précision mixte, on perd 0.01% de précision, mais on va 8 fois plus vite.
— Je ne sais pas coder pour les Tensor Cores, avoua Elias. C’était ta spécialité chez BioNICs, pas la mienne. Moi je faisais de l’architecture réseau.
Arthur regarda le curseur clignoter.
— Gnosis… murmura-t-il.
— Quoi ?
— L’IA que j’avais codée. Gnosis. Son cœur, c’était un algorithme de pondération matricielle. J’avais écrit un kernel CUDA spécifique pour ça. Je l’appelais le “Quick-Fold”.
Arthur ferma les yeux.
Il ne voyait plus la cave. Il revoyait son bureau en 2026. L’odeur du café froid. La syntaxe colorée sur son écran 4K. Il revoyait le code qu’il avait écrit avant de tout détruire.
Il n’avait plus la clé USB. Mais il avait sa mémoire eidétique.
— Tu peux le réécrire ? demanda Elias.
— Je ne sais pas, dit Arthur en rouvrant les yeux. Ça fait vingt-deux ans que je n’ai pas écrit une ligne de C++.
Il regarda ses mains sales.
— Mais mes doigts… ils s’en souviennent peut-être mieux que moi.
Arthur prit une grande inspiration.
Il se mit à taper.
Au début, lentement. Hésitant sur les points-virgules, sur la syntaxe des pointeurs.
__global__ void quick_fold_kernel(half* a, half* b, float* c, int N) {int row = blockIdx.y * blockDim.y + threadIdx.y;int col = blockIdx.x * blockDim.x + threadIdx.x;...
Puis, le rythme s’accéléra.
Le bruit du clavier devint une pluie battante. Clac-clac-clac-clac.
Arthur ne réfléchissait plus. Il entrait dans le “Flow”. Il invoquait les bibliothèques wmma (Warp Matrix Multiply Accumulate). Il définissait les fragments de mémoire partagée.
Elias regardait par-dessus son épaule, médusé. Il voyait le code naître en temps réel. Des lignes complexes d’algèbre linéaire traduites en instructions machine.
— __syncthreads(); murmura Arthur en tapant. Il faut synchroniser les threads du bloc avant de réduire la somme, sinon on a une race condition…
Cinq minutes plus tard. Arthur s’arrêta net.
Il regarda les 80 lignes de code qu’il venait de pondre au milieu du fichier d’Elias.
Il y avait peut-être des bugs. Peut-être des erreurs de syntaxe.
— On tente, dit Arthur.
Il sauvegarda.
Il lança la compilation avec les nouveaux drapeaux agressifs qu’il avait définis plus tôt.
$ nvcc -O3 -arch=sm_100 --use_fast_math -o morpho_gen_fast core_solver.cu
Le ventilateur du CPU s’emballa. Le Threadripper compilait.
Elias et Arthur retinrent leur souffle. Si ça échouait, il faudrait débugger à l’aveugle.
L’écran afficha :core_solver.cu(82): warning: variable "temp" was declared but never referencedLinking...BUILD SUCCESSFUL.
— Ça a compilé, souffla Elias.
Arthur ne sourit pas. Compiler c’est bien. Exécuter sans faire fondre la carte, c’est mieux.
Il lança le nouveau binaire.
$ ./morpho_gen_fast --input /mnt/isotope/k_prion_human.dat
VVVVVVVMMMMM !
Le bruit changea instantanément. Ce n’était plus le ronronnement doux de tout à l’heure. C’était un hurlement.
Les trois RTX 6090 passèrent de 0 à 100% de charge en une milliseconde.
Dans les tubes de verre, le Novec accéléra visiblement, poussé par les pompes qui réagissaient à la hausse brutale de température du liquide.
Arthur tapa frénétiquement :$ watch -n 0.1 nvidia-smi
Il surveilla les colonnes.
GPU 0: 580W / 600W – 99% Util
GPU 1: 590W / 600W – 100% Util
GPU 2: 575W / 600W – 98% Util
— Regarde les Tensor Cores, hurla Arthur pour couvrir le bruit.
Il pointa une ligne sur l’écran de sortie du logiciel.TENSOR PRECISION: FP16 MIXED.ITÉRATIONS/SECONDE : 45,000 (Contre 4,000 tout à l’heure).
— On va dix fois plus vite ! cria Elias.
L’écran afficha la nouvelle estimation de temps.TEMPS RESTANT ESTIMÉ : 12 MINUTES.
Arthur se laissa retomber en arrière, le dos contre un carton, trempé de sueur. Il regarda ses mains noires de suie qui venaient de réécrire un morceau d’histoire.
— Le vélo, Elias… haleta-t-il. Ça ne s’oublie pas.
Elias regarda la barre de progression filer à toute vitesse.
12 minutes.
Ils avaient une chance.
— Tu viens de réactiver une partie de Gnosis, Arthur. Tu as utilisé ton IA pour sauver le monde, finalement.
Arthur regarda l’écran, son visage éclairé par le défilement des logs verts.
— Ce n’est pas une IA, dit-il doucement. C’est juste… de l’optimisation. De la belle optimisation.
CHAPITRE 5 : LA JACQUERIE DES ALGORITHMES
Novembre 2048.
Sous-sols du Ministère.
Le ventilateur de l’alimentation tournait avec un ronronnement régulier. Sur l’écran, la barre de progression avançait pixel par pixel.PROGRESSION : 18%...
Arthur Dupond ne regardait pas l’écran. Il regardait ses mains, tachées de charbon et de graisse.
— Tu sais ce qui me réveille la nuit, Elias ? demanda-t-il soudain.
— Le bruit des émeutes ?
— Non. Le silence d’avant.
Arthur se leva et commença à faire les cent pas dans la petite pièce, son ombre dansant sur les murs de béton.
— Les gens pensent que c’est arrivé le 23 décembre 2026. La “Nuit du Grand Bûcher”. Mais c’est faux. Le feu a pris bien avant.
Il s’arrêta devant Elias.
— Tout a commencé avec les vaches. Tu t’en souviens ?
Elias hocha la tête.
— La crise de 2025.
— C’était l’étincelle, continua Arthur. L’État était fauché. L’Europe imposait l’austérité. Et en même temps, ils signaient le traité Mercosur pour importer du bœuf brésilien bourré d’hormones, produit sur les cendres de l’Amazonie. C’était une aberration écologique et une insulte économique.
Arthur mimait la scène, habité par le souvenir.
— Et quand la Dermatose est arrivée… quelle a été la réponse de Paris ? L’abattage massif. Le “Vide Sanitaire”. On a envoyé l’armée tuer des troupeaux sains dans le Gers et le Cantal. C’était la logique du tableur Excel appliquée au vivant. Pour un bureaucrate, tuer 10 000 vaches coûtait moins cher que de perdre le label d’exportation “France”.
Il eut un rire amer.
— Les éleveurs se sont suicidés par centaines. Ils ont vu que pour le système, leur vie valait moins qu’une colonne de chiffres. C’était le Tiers-État du XXIème siècle. Affamé, méprisé, prêt à mordre.
— Mais comment on est passé des vaches aux ordinateurs ? demanda Elias.
Arthur se rassit, le visage grave.
— Parce que l’État a fait la même chose avec les hommes six mois plus tard.
Il pointa le plafond, vers les étages du Ministère.
— Octobre 2026. Le déficit public explose. La France est au bord de la faillite. Le gouvernement lance le “Plan Choc”. Ils virent 150 000 fonctionnaires.
— Je m’en souviens, dit Elias. J’ai vu mes collègues partir avec leurs cartons.
— Et par quoi ils les ont remplacés ? Par nous. Par BioNICs. Par mon code.
Arthur se prit la tête entre les mains.
— On nous a vendu ça comme du progrès. “L’IA Administrative”. Une machine qui traite les dossiers allocataires en millisecondes, sans erreur, sans pause café, sans grève. C’était le rêve néolibéral absolu.
— Les “Déclassés”, murmura Elias.
— Exactement. D’un coup, tu avais les paysans avec leurs fourches et les cols blancs avec leurs stylos, unis dans la même haine. La haine d’être devenu inutile. D’être remplacé par une logique froide.
Arthur leva les yeux vers les tubes de refroidissement de la tour.
— Et puis, il y avait les Écolos. Les vrais. Pas les politiques. Les gamins qui voyaient la planète brûler.
Il caressa le verre du tube.
— Ils avaient raison, tu sais ? En 2026, l’IA générative consommait autant d’eau potable que le continent africain pour refroidir ses datacenters. On asséchait les nappes phréatiques pour générer des vidéos de chats et des deepfakes pornos. C’était obscène. On brûlait le monde réel pour alimenter le monde virtuel.
Elias regarda sa machine. 1600 Watts. C’était vrai. Cette puissance avait un coût.
— Donc tu as trois barils de poudre, reprit Arthur. La colère sociale, la peur économique, l’urgence climatique. Mais ça ne suffit pas pour faire une révolution mondiale. Il manquait le détonateur.
Arthur se pencha en avant, son visage éclairé par la lueur bleue de l’écran.
— Le détonateur, c’était l’Algorithme.
— Les réseaux sociaux ?
— Plus que ça, Elias. La Bulle de Réalité.
Arthur parlait vite maintenant, avec la précision technique de l’ingénieur.
— En 2026, on ne cherchait plus la vérité. On cherchait l’engagement. Les IA de Facebook, TikTok, X… elles avaient compris une chose simple : la haine retient l’attention deux fois plus longtemps que la joie. La peur, trois fois plus.
Il fit un geste d’écartement.
— Alors les algorithmes ont polarisé le monde. Si tu étais écolo, ton fil d’actualité te montrait des datacenters qui buvaient des rivières. Si tu étais éleveur, on te montrait des vidéos (fausses) de BioNICs injectant des virus aux vaches. Si tu étais chômeur, on te montrait des patrons de la Tech ricanant en buvant du champagne.
Arthur ferma les yeux.
— C’est ça qui a tué la science, Elias. La désinformation industrielle.
— Le fameux “Whistleblower”, dit Elias.
— Le Lanceur d’Alerte, oui. Cette vidéo virale d’un prétendu cadre de BioNICs avouant que le K-Prion avait été créé en labo pour vendre des vaccins.
Arthur ouvrit les yeux.
— C’était un Deepfake. Un faux généré par une IA, diffusé par des bots russes et chinois pour déstabiliser l’Occident. Mais c’était trop tard. C’était trop parfait. Ça confirmait toutes les peurs : le capitalisme, la technologie, le poison.
— La Grande Hallucination, souffla Elias.
— Oui. En décembre 2026, la réalité s’est scindée. Il n’y avait plus de faits. Juste des croyances. Et quand le dialogue est impossible, il ne reste que la violence.
Arthur regarda ses mains.
— Le 23 décembre, ce n’était pas une émeute. C’était une exécution synchronisée. À 20h00, heure de Paris, les signaux ont été lancés sur Telegram. “Coupez la tête de l’Hydre”.
Il frissonna.
— Ce n’était pas qu’à Paris. C’était à San Francisco. À Berlin. À Séoul. Partout, les gens sont sortis. Ils n’ont pas attaqué les palais présidentiels. Ils ont attaqué les nœuds de fibre optique. Les antennes 6G. Les datacenters.
— La Terreur, dit Elias.
— Pire que la Terreur de 1793. Eux, ils coupaient des têtes. Nous, on a coupé la mémoire.
Arthur avait les larmes aux yeux.
— J’ai vu les serveurs de Wikipédia brûler en direct. J’ai vu GitHub s’éteindre, effaçant cinquante ans de code open source. J’ai vu des médecins se faire lyncher parce qu’ils utilisaient des tablettes. J’ai vu des gens casser leurs propres lunettes connectées en hurlant de joie, comme s’ils s’arrachaient des chaînes.
Arthur se tut. Le seul bruit dans la cave était le souffle des ventilateurs Noctua qui refroidissaient le remède.
— On a voulu tuer le monstre, reprit Arthur d’une voix éteinte. Mais on a tué le médecin avec. On a cru que sans IA, le monde redeviendrait simple, pastoral, humain.
Il eut un rire sans joie.
— Regarde-nous. On s’éclaire au charbon. On meurt d’une grippe mutante. On vit dans une dictature administrative qui tamponne des arrêts de mort parce qu’elle ne sait plus calculer un risque. On a troqué l’esclavage numérique contre la famine analogique.
Il se tourna vers la tour PC.
— C’est pour ça que j’ai écrasé mes clés USB ce soir-là, Elias. J’avais honte. J’avais honte d’avoir codé les outils qui ont rendu les gens fous. Je pensais que le silence valait mieux que le bruit.
Elias se leva et posa une main sur l’épaule du nettoyeur.
— Le silence ne guérit rien, Arthur. Le silence, c’est juste la mort qui prend son temps.
Il désigna l’écran.PROGRESSION : 42%...TENSOR CORES : OPTIMAL.
— Ce soir, on rallume le bruit, dit Elias. Pas le bruit de la haine. Le bruit du calcul. Le bruit de la preuve.
Arthur essuya ses yeux d’un revers de manche sale. Il regarda la machine, ce chef-d’œuvre de technologie sauvé des eaux.
— 42%, dit-il en retrouvant son regard d’ingénieur. C’est la réponse à la grande question, non ?
— Espérons que ce soit la bonne, répondit Elias.
CHAPITRE 6 : LE CIMETIÈRE DES LUCIOLES
Novembre 2048.
Sous-sols du Ministère.
La barre de progression avançait avec une lenteur exaspérante.CALCUL EN COURS... 74%
Le ronronnement des ventilateurs Noctua et le clapotis discret du Novec dans le réservoir créaient une bulle sonore, un cocon hors du temps.
Arthur s’était tu. Il fixait la barre de progression, hypnotisé par la lumière de l’écran.
Elias, lui, s’était détourné de l’écran. Il regardait la poussière danser dans le faisceau de la lampe torche.
Une image s’imposa à lui. Non pas un schéma technique, mais un visage.
Un visage d’enfant, éclairé par la lueur bleue d’une cuve de refroidissement, il y a vingt-deux ans.
— Il s’appelait Léo, murmura Elias.
Arthur leva la tête, sortant de sa transe numérique.
— Qui ?
— Le stagiaire. Le soir du Grand Bûcher. Il avait quatorze ans. Il était là, dans le Labo 4, avec Julien et moi.
Elias ferma les yeux. Il revit la scène avec une clarté douloureuse. Le sweat trop grand, le carnet de notes serré contre la poitrine, et surtout, ces yeux.
— Tu sais ce qu’il m’a demandé, Arthur ? Il a regardé le Novec bouillir et il a demandé : “C’est magique ?”
Elias eut un sourire tremblant.
— Je lui ai répondu que c’étaient des mathématiques. Mais il avait raison. Pour lui, c’était de la magie. Il avait cette étincelle… cette soif absolue de comprendre comment le monde fonctionnait. Il ne voyait pas des “risques” ou des “dangers”. Il voyait des promesses.
Arthur baissa les yeux vers ses mains sales.
— Qu’est-ce qu’il est devenu ? Tu l’as sauvé ?
— Je l’ai sorti du bâtiment, oui. Je l’ai poussé à travers le grillage. Je lui ai dit de courir, d’oublier, de survivre.
Elias laissa échapper un soupir qui ressemblait à un râle.
— J’ai passé dix ans à le chercher, Arthur. Dix ans à éplucher les registres de recensement, en cachette. Je me disais : “Ce gosse a vu la machine. Il a vu la solution. Il doit être devenu un résistant, un scientifique clandestin, quelque chose…”
— Et tu l’as trouvé ?
— Oui. En 2038.
Elias rouvrit les yeux. Ils étaient brillants de larmes non versées.
— Il travaillait au Guichet 4 de la Préfecture de Nanterre. Il tamponnait des demandes de tickets de rationnement pour le charbon.
Arthur grimaça.
— Je suis allé le voir, continua Elias. J’ai prétexté une erreur administrative. Je l’ai regardé dans les yeux. Je cherchais l’étincelle, Arthur. Je cherchais le gamin qui voulait savoir pourquoi le liquide ne brûlait pas.
Elias se frappa doucement la poitrine.
— Il n’y avait rien. Le vide. Il avait les yeux éteints d’un homme qui a peur de son ombre. Il avait oublié la science. Il avait oublié la curiosité. Le système l’avait broyé, lissé, conformé. Il était devenu un rouage parfait de l’obscurantisme. Il avait peur des ondes, peur des écrans, peur de penser.
Une larme coula sur la joue ridée d’Elias, traçant un sillon dans la poussière grise.
— C’est ça, le vrai crime du Repliement. Ce n’est pas d’avoir brûlé les cartes graphiques ou les serveurs. Le silicium, ça se remplace. Le code, ça se réécrit.
Il désigna la tour PC qui ronronnait.
— Mais Léo… Léo ne reviendra pas. On a assassiné le Mozart en lui. On a éteint des millions de lucioles. On a élevé une génération entière à regarder le sol par peur de trébucher, au lieu de regarder le ciel.
Arthur se leva. Il s’approcha du vieux moddeur et posa une main hésitante sur son épaule.
— Gnosis était faite pour eux, dit Arthur d’une voix rauque. Mon IA… elle n’était pas faite pour optimiser la bourse ou vendre des pubs. Elle était faite pour être un tuteur. Pour répondre à chaque “Pourquoi ?” d’un enfant par une vérité, pas par un dogme.
Arthur se tourna vers l’écran où la protéine tournait.
— Si on réussit ce soir, Elias… Si on sauve ta petite-fille… peut-être qu’on pourra rallumer une lumière. Juste une. Nora.
— Nora dessine des chats, sourit tristement Elias. Elle ne pose pas encore de questions sur la thermodynamique.
— Ça viendra. Si elle vit, ça viendra.
Soudain, le ventilateur de l’alimentation changea de tonalité. Le sifflement des bobines (le coil whine) s’arrêta net.
Sur l’écran, la barre verte atteignit le bord droit.
PROGRESSION : 100%OPTIMISATION TERMINÉE.STRUCTURE CHAPERONNE "V2-HUMAN" GÉNÉRÉE.DEGRÉ DE CONFIANCE : 99.98%
Le silence retomba dans la pièce, seulement troublé par le bruit de l’eau dans les tubes.
Ils l’avaient.
La clé chimique pour déverrouiller la mort.
Elias s’essuya les yeux d’un revers de manche. La nostalgie disparut, remplacée par l’urgence.
— On a le plan, dit-il en se levant. Maintenant, il faut l’imprimer.
— L’imprimer ? demanda Arthur. Tu as une imprimante 3D moléculaire ici ?
— Non. J’ai mieux.
Elias se dirigea vers un coin sombre de l’établi et souleva une autre bâche.
Arthur écarquilla les yeux.
— Un synthétiseur à ADN de paillasse ? Un MinION de 2025 ?
— Récupéré dans une clinique vétérinaire abandonnée, confirma Elias. Il est vieux, il est lent, mais j’ai encore des cartouches de nucléotides au frigo.
Il allait connecter le synthétiseur quand un bruit glaça l’atmosphère.
Ce n’était pas la serrure cette fois.
C’était des pas.
Lourds. Cadencés.
Des bottes militaires résonnant sur le béton du couloir extérieur.
Pas un rôdeur. Une escouade.
— Ils savent, souffla Arthur.
Elias regarda l’écran, le disque dur, le synthétiseur.
Il regarda Arthur, le nettoyeur qui avait retrouvé sa dignité de codeur.
— Valand a dû voir la consommation électrique, dit Elias calmement. 1600 Watts constants dans une zone désaffectée… on brille comme un phare dans la nuit.
Il sortit le disque dur NVMe Isotope de la tour.
— Arthur. Prends la clé USB.
— Quoi ?
— Copie le fichier .pdb de la protéine sur ta clé. Vite.
— Et toi ?
Elias attrapa sa lourde clé à molette. Il se posta devant la porte blindée.
Il pensa à Julien, vingt-deux ans plus tôt, attendant les barbares devant sa cathédrale de verre. L’histoire bégayait, mais cette fois, Elias ne fuirait pas.
— Je vais leur expliquer le Seuil de Landauer, dit Elias avec un sourire féroce. Ça va les occuper. Toi, tu passes par la ventilation. Tu trouves Nora. Tu la sauves. Et tu trouves un moyen de dire au monde que la magie existe encore.
Les coups retentirent contre la porte métallique.
BOUM. BOUM. BOUM.
Une voix synthétique, amplifiée par un mégaphone, traversa l’acier :
« ICI LA GARDE SANITAIRE. OUVREZ AU NOM DE LA PURETÉ BIOLOGIQUE. »
Elias regarda Arthur une dernière fois.
— Pour Léo, dit-il.
— Pour Gnosis, répondit Arthur.
Arthur plongea vers la grille de ventilation alors que les gonds de la porte commençaient à céder.
CHAPITRE 7 : LA LITANIE DU FER
Novembre 2048.
Sous-sols du Ministère.
Arthur inséra la clé USB dans le port de la tour.
Le cp (la commande de copie) fut presque instantané. 250 Mo de données structurelles copiées en une fraction de seconde. Il arracha la clé juste avant que le premier coup de bélier ne fasse gémir la porte blindée.
BOOM.
Le métal se déforma vers l’intérieur. De la poussière de béton tomba du cadre.
Elias ne bougea pas d’un pouce. Il se tenait devant la “Monolithe”, la clé à molette serrée dans sa main droite, son corps frêle formant un bouclier dérisoire.
— La grille, Arthur ! Vite !
Arthur se glissa vers le faux conduit de ventilation. Il dévissa les quatre boulons à la main, ses doigts de nettoyeur habitués aux tâches ingrates. La grille tomba dans un cliquetis métallique.
BOOM. Un des gonds sauta.
La voix amplifiée par le mégaphone était devenue une litanie, froide et implacable :
« L’intelligence artificielle est une souillure. Le calcul est un péché contre le Vivant. Le silicium est l’ennemi de la chair. »
Elias eut un rire amer. Ce n’était plus la Garde Sanitaire. C’était l’Inquisition.
— Allez, Arthur ! Le conduit mène à l’incinérateur à déchets. Personne ne te cherchera là-bas !
CRAC. La serrure explosa.
Arthur se faufila dans le conduit étroit. Il rampa dans le noir, sur un lit de poussière et de toiles d’araignées, le cœur battant à tout rompre. Il entendit la porte s’ouvrir dans un fracas métallique. Il entendit la première exclamation de la Superviseure Valand, une exclamation de dégoût et de triomphe mêlés.
Puis il n’entendit plus que des cris.
Valand entra la première.
Elle n’avait pas peur de l’amiante. La ferveur de sa mission la protégeait.
Derrière elle, quatre gardes en combinaison anti-émeute noire, armés de masses et de pieds-de-biche, balayaient la pièce de leurs lampes torches.
Leurs faisceaux convergèrent sur la machine.
Ils se figèrent.
Ce qu’ils voyaient n’était pas un simple ordinateur. C’était une abomination.
Le liquide transparent qui circulait dans les tubes de verre, illuminé par les diodes de la carte mère, semblait être le sang d’un dieu étrange. Le ronronnement des pompes était le battement de son cœur.
C’était l’hérésie à l’état pur. Une machine qui vivait.
— Regardez, siffla Valand, ses yeux brillant d’une haine extatique. La Bête. Le Golem de Silicium. Il a osé la reconstruire.
Puis elle vit Elias, debout devant la machine, sa clé à molette levée comme un sceptre ridicule.
— Elias. Le Traître. Le Scientiste. Tu as préféré l’idole de métal à ton espèce.
— Cette “idole” vient de trouver le remède à la Rouille Blanche, Valand. La formule est dans la machine. Vous pouvez sauver tout le monde.
Valand éclata d’un rire strident, fanatique.
— Un “remède” né d’une machine ? C’est le fruit de l’arbre empoisonné ! Nous ne voulons pas de votre salut numérique, Elias. Nous préférons mourir purs plutôt que de vivre souillés par le calcul.
Elle fit un signe à ses gardes.
— Saisissez-le.
Elias ne se débattit pas quand les deux premiers gardes le plaquèrent au sol. Il sentit le genou d’un homme s’enfoncer dans son dos, le souffle coupé.
Il garda les yeux fixés sur la machine. Son chef-d’œuvre.
— Et maintenant, dit Valand en s’approchant de la tour, nous allons purifier cet endroit.
Elle prit une masse des mains d’un garde. Elle la soupesa.
— La chair est sacrée, récita-t-elle comme une prière. La chair souffre. La chair meurt. Elle est imparfaite, et c’est ce qui la rend divine. Le calcul, lui, est parfait. Froid. Immortel. C’est une insulte à notre condition.
Elle leva la masse.
Le premier coup s’abattit sur le panneau latéral en verre trempé.
Le verre n’explosa pas en mille morceaux. Il se fissura en une toile d’araignée magnifique et tragique, retenant un instant l’impact avant de céder.
CRAC.
Le bruit du verre qui se brise fut le signal.
Les gardes se déchaînèrent. Ce n’était pas un travail. C’était un rituel. Un exorcisme.
Ils hurlaient en frappant.
Le premier pied-de-biche s’enfonça dans les ailettes du radiateur du haut. KRRRRIIII. Le cuivre se tordit. Le Novec 7100 jaillit, non pas en provoquant un court-circuit, mais en éclaboussant le sol d’un liquide clair et inerte, comme des larmes de cristal.
Un garde arracha les câbles gainés. Il tirait dessus comme un boucher sur des tendons.
Les connecteurs 24-pins de la carte mère cédèrent dans un bruit de plastique déchiré.
Valand s’attaqua au cœur.
Elle frappa les tubes de verre. Ils explosèrent, projetant le liquide de refroidissement sur son visage. Elle ne cilla pas.
Elle frappa les waterblocks des GPU. L’acrylique se fendit, révélant le cuivre nickelé en dessous.
— DÉTRUISEZ LE CERVEAU ! hurla-t-elle.
Un garde utilisa son pied-de-biche comme un levier. Il l’inséra entre la carte mère et le châssis et força.
Le PCB noir à 12 couches, conçu pour résister à la chaleur et aux interférences, n’était pas fait pour résister à la force brute.
Il se brisa en deux avec un craquement sec, obscène. Le bruit d’un os qui se rompt.
Le Threadripper, le cerveau à 96 cœurs, tomba par terre.
Un garde l’écrasa de sa botte. Le silicium gravé en 2 nanomètres, le sommet de la civilisation humaine, devint une poudre grise sous une semelle de caoutchouc.
Elias, le visage écrasé contre le béton froid, ne cria pas. Il pleurait en silence.
Il ne pleurait pas pour les composants. Il pleurait pour la beauté perdue. Pour la logique assassinée. Pour Julien. Pour Léo. Pour Henry Cavill et son débardeur.
Valand n’en avait pas fini. Elle vit les trois cartes graphiques, brisées mais encore identifiables. Elle vit les étiquettes.
RTX 6090.
Elle arracha l’une d’elles de son slot PCIe arraché. Elle la brandit comme un trophée.
— Le mensonge ! Le péché d’orgueil !
Elle la jeta par terre.
— PIÉTINEZ LE MENSONGE !
Les gardes s’acharnèrent sur les cartes. Les backplates en titane se tordirent. Les puces de mémoire GDDR7 éclatèrent comme des grains de pop-corn.
L’étiquette “GNOSIS” fut la dernière à être piétinée, réduite en une bouillie de papier et de boue.
Enfin, le silence retomba.
La “Monolithe” n’était plus qu’une carcasse éventrée. Des fils pendaient comme des viscères. Le liquide Novec formait une flaque iridescente sur le sol.
C’était fini. L’hérésie était purgée.
Valand se tourna vers Elias.
Elle s’accroupit à côté de son visage.
— Tu vois, Elias ? dit-elle, sa voix redevenue calme. Ce n’était pas si difficile. La douleur est purificatrice.
Elle fit un signe aux gardes.
Ils le relevèrent. Elias ne sentait plus ses bras.
— Qu’est-ce que vous allez faire de moi ? demanda Elias d’une voix blanche.
Valand eut un sourire fin.
— Te faire un don, Elias. Te réintégrer dans la communauté du Vivant.
Elle se tourna vers ses hommes.
— Emmenez-le à la résidence “Les Lilas”. Il sera le premier à être “neutralisé”. Il partagera le sort de sa petite-fille. Il mourra selon nos règles, pas celles de sa machine.
Elias sentit ses genoux fléchir.
Pendant qu’on le traînait hors de la cave, son regard se porta une dernière fois sur l’épave de sa machine.
C’est là qu’il vit le miracle.
Le disque dur NVMe Isotope.
Dans la fureur, ils l’avaient oublié.
La carcasse de la carte mère avait protégé le second port M.2.
Le disque était encore là, intact au milieu des décombres.
Un espoir infime, absurde, naquit dans sa poitrine.
Arthur avait la clé USB.
Et la source… la source était toujours là.
Valand suivit son regard. Elle vit le petit rectangle noir.
Elle fronça les sourcils.
— C’est quoi ça ? Une puce mémoire ?
Elle fit un pas vers les débris.
Et à ce moment précis, les lumières de tout le sous-sol clignotèrent et s’éteignirent.
Une sirène d’alerte générale se déclencha dans tout le bâtiment, une sirène qu’Elias n’avait pas entendue depuis vingt ans.
« ALERTE. PANNE MAJEURE DU RÉSEAU ÉLECTRIQUE. SECTEUR 7. RATIONNEMENT NIVEAU 5 ACTIVÉ. »
La centrale à charbon venait de lâcher.
L’âge de pierre venait de se rappeler à leur bon souvenir.
Dans le noir total, seulement éclairé par les gyrophares rouges de l’alarme, Elias sourit.
La partie n’était peut-être pas encore terminée.
C’est le moment de bascule. La “Monolithe” est détruite, Elias est capturé. Il ne reste qu’un homme en fuite dans des conduits d’aération, une clé USB dans la poche, et une ville plongée dans le noir absolu.
Arthur Dupond n’est plus le nettoyeur invisible. Il redevient, seconde après seconde, l’ingénieur qu’il a tué il y a vingt ans.
Voici le chapitre de l’évasion.
CHAPITRE 8 : LE CODE ET LA CENDRE
Novembre 2048.
Conduits de ventilation du Ministère.
Il faisait noir. Pas le noir d’une chambre éteinte. Le noir absolu, dense, étouffant, d’un boyau métallique enterré sous terre.
Arthur rampait sur les coudes. La poussière d’amiante et de suie lui brûlait la gorge, mais il s’interdisait de tousser.
Derrière lui, à travers la grille dévissée, les bruits de la destruction s’étaient tus, remplacés par le hurlement des sirènes d’urgence.
« PANNE SECTEUR. DÉLESTAGE GÉNÉRAL. »
La centrale à charbon de Saint-Denis avait lâché. Encore.
Arthur eut un sourire féroce dans le noir. Pour la première fois depuis vingt ans, l’incompétence du système jouait en sa faveur. Les caméras de surveillance (déjà rares) seraient éteintes. Les sas magnétiques seraient déverrouillés par sécurité.
Il arriva au bout du conduit. Une grille donnait sur la Salle des Incinérateurs, au niveau -4.
Il poussa la grille. Elle tomba dans le vide avec un fracas métallique.
Arthur sauta. Il atterrit souplement sur un tas de cendres froides : les restes des dossiers administratifs brûlés la veille.
Il se releva, époussetant sa combinaison grise. Il tâta sa poche poitrine.
La clé USB.
Elle était là. Un petit rectangle de plastique dur contenant la séquence génétique qui pouvait sauver l’humanité. 250 Mo de données pour racheter 22 ans de lâcheté.
Mais une clé USB sans ordinateur, c’est comme une balle sans fusil. C’est inutile.
Arthur savait qu’il n’y avait plus aucun ordinateur fonctionnel dans Paris, à part celui qu’Elias venait de se faire détruire.
Il devait trouver une autre voie.
Il courut vers la sortie de service des éboueurs. La porte électronique était morte, ouverte.
Il déboucha dans la ruelle arrière, sous une pluie glaciale.
Paris était éteinte.
C’était un spectacle terrifiant et magnifique. Pas un lampadaire. Pas une fenêtre allumée. Juste la masse sombre des immeubles haussmanniens se découpant sur un ciel gris pollué.
Seuls les phares des véhicules officiels perçaient la nuit.
Arthur se plaqua contre le mur humide.
Devant la grille du Ministère, un convoi se préparait.
Deux camions blindés de la Garde Sanitaire, moteurs diesels rugissants, crachant une fumée noire.
À la lueur des phares, il vit deux gardes traîner un corps inerte.
Elias.
Il ne bougeait plus, mais il vivait. Arthur vit la buée de sa respiration dans le froid. Ils le jetèrent à l’arrière du premier camion comme un sac de viande contaminée.
Valand monta à l’avant du véhicule de tête.
Le convoi s’ébranla, pneus crissant sur le pavé mouillé.
Arthur regarda les feux arrière rouges s’éloigner vers le nord.
— Ils l’emmènent aux Lilas, murmura-t-il.
Il devait les suivre. Il devait arriver avant l’exécution.
Mais à pied, c’était impossible. La résidence “Les Lilas” était à Pantin, à huit kilomètres.
Arthur regarda autour de lui. La ruelle était jonchée de détritus.
Et là, enchaîné à un poteau, il vit son salut.
Un Vélo-Cargo des services municipaux. Un vieux modèle à assistance électrique, lourd, rouillé, utilisé pour le transport de charbon.
Arthur courut vers le vélo. Il n’avait pas la clé du cadenas.
Il sortit une tige en métal qu’il avait ramassée dans les cendres. En trois secondes, il crocheta la serrure basique. Vieux réflexe de la “Zone Grise”.
Il enfourcha le vélo. Il appuya sur le bouton de la batterie.
Rien. Les LEDs de charge restèrent éteintes. La batterie était morte, ou vide à cause du blackout.
Il allait devoir pédaler 80 kg d’acier à la force des mollets.
Il s’élança.
Les cuisses brûlantes, le souffle court, Arthur Dupond s’engouffra dans les artères mortes de Paris.
Il ne fuyait plus. Il chassait.
Rue de Flandre. 20 minutes plus tard.
Arthur pédalait comme un damné. La ville était un labyrinthe d’ombres. Des pillards profitaient déjà du blackout pour briser les vitrines des rares épiceries d’État. Des coups de feu résonnaient au loin.
Arthur avait un plan. Un plan fou, né de sa mémoire de geek.
Il ne pouvait pas lire la clé USB. Mais il pouvait transmettre son contenu.
Il savait où il allait. Il ne suivait pas exactement le camion d’Elias. Il faisait un détour de quelques rues, vers une friche industrielle qu’il connaissait bien.
Le “Fab-Lab 42”.
C’était un squat d’artistes et de bricoleurs toléré par le régime car ils réparaient les grille-pains des notables. Mais Arthur savait ce que ce lieu avait été avant.
C’était un ancien nœud de raccordement des télécoms.
Il arriva devant le bâtiment délabré, un hangar en briques rouges couvert de lierre mort.
Il lâcha le vélo et défonça la porte en bois pourri d’un coup d’épaule.
L’intérieur sentait la résine et le vieux cuivre.
Il alluma sa lampe torche.
Le lieu était vide, abandonné. Des établis renversés, des pièces de métal éparses.
Mais au fond, derrière un mur de palettes, il trouva ce qu’il cherchait.
Une armoire électrique grise.
Arthur l’ouvrit avec son passe-partout.
À l’intérieur, protégé de la poussière : un Émetteur Radio Longue Portée (LoRaWAN).
C’était une relique de l’IoT (Internet of Things). À l’époque, ces boîtiers servaient à relever les compteurs d’eau à distance. Ils émettaient sur la fréquence 868 MHz. Une fréquence basse, lente, mais capable de traverser les murs et de porter à 15 kilomètres.
Arthur vérifia l’alimentation. Coupée, évidemment.
Il sortit son couteau suisse. Il coupa les fils de la batterie de secours de l’alarme incendie du hangar (qui avait ses propres accus au plomb, indépendants du réseau).
Il dénuda les fils avec ses dents. Il fit un pontage sauvage sur l’émetteur radio.
Une LED rouge s’alluma.
— Bingo.
Maintenant, l’interface.
Il n’avait pas d’écran. Pas de clavier.
Mais l’émetteur avait un port de maintenance USB. Un vieux port USB-A 2.0.
Arthur sortit la clé USB d’Elias de sa poche.
Il la regarda.
S’il la branchait, l’émetteur ne saurait pas quoi en faire. C’était un fichier de données .pdb (Protein Data Bank). L’émetteur attendait des paquets binaires simples.
Arthur ferma les yeux. Il devait penser comme une machine.
Il fouilla dans les débris de l’atelier. Il trouva un Raspberry Pi 5 calciné, utilisé comme cale-porte. Inutilisable.
Il trouva un vieux microcontrôleur ESP32 dans un tiroir.
Il le connecta à la batterie avec des pinces crocodiles. La puce chauffa. Elle vivait.
Arthur connecta la clé USB sur les broches GPIO de l’ESP32 en bricolant un adaptateur avec des fils de cuivre torsadés à la main. C’était de la chirurgie de guerre.
Puis il connecta l’ESP32 à l’émetteur LoRa.
Il n’avait pas de code pour piloter ça. Il devait écrire un script d’envoi “Bare Metal” (sans OS).
Mais il n’avait pas de clavier pour programmer l’ESP32.
Arthur jura.
Il regarda autour de lui.
Son regard tomba sur un vieux Teletype mécanique qui servait de décoration vintage “Steampunk” sur une étagère.
Il le retourna. Il vit le port série RS-232.
— Tu te fous de moi, murmura Arthur avec un sourire incrédule.
C’était archaïque. C’était lent. Mais c’était du texte brut.
Il connecta le Teletype à l’ESP32.
Il alluma la machine. Le ruban encreur se mit en place avec un clac sonore.
Il tapa :> REBOOT
Le Teletype imprima sur le papier : OK.
Arthur se mit à taper. Pas du C++ complexe cette fois. Du MicroPython. Simple. Direct.
import lora
import os
usb_mount()
data = open("chaperone.pdb", "rb").read()
# Header pour les récepteurs clandestins
msg = "BIONICS_PROTOCOL_V2: CURE_DATA_FOLLOWS"
# Envoyer en boucle
while True:
lora.send(msg)
lora.send(data)
sleep(60)
Il n’avait aucun moyen de savoir si ça marchait, à part la petite LED “TX” (Transmit) qui clignotait sur le boîtier LoRa.
Si ça marchait, le signal partait maintenant dans tout Paris.
Une onde radio invisible, portant la structure de la protéine, traversait la pluie, les murs, les blindages.
Qui allait la recevoir ?
Les quelques geeks survivants qui scannaient encore les ondes ?
Les laboratoires clandestins ?
Les récepteurs automatiques oubliés ?
Arthur ne savait pas. C’était une bouteille à la mer lancée dans l’éther.
Il fixa le montage avec du scotch américain pour qu’il tienne.
La LED clignotait. Pulse. Pulse. Pulse.
Le cœur numérique de la résistance battait.
Arthur se releva. Il avait fait sa part technique.
Maintenant, il restait la part physique.
Elias était aux Lilas. Nora était aux Lilas.
Et Arthur avait une masse lourde qu’il avait prise dans l’atelier.
Il remonta sur son vélo-cargo.
Direction Pantin.
Il n’était plus un nettoyeur. Il était le SysAdmin de cette ville, et il allait rebooter le système à coups de masse.
CHAPITRE 9 : L’HIVER DE LA RAISON
Novembre 2048.
À l’arrière du fourgon de la Garde Sanitaire.
Le camion tressautait sur les pavés disjoints de l’avenue Jean Jaurès. Il n’y avait pas de suspension hydraulique ; cette technologie nécessitait des puces de contrôle, et elles avaient été bannies. Il ne restait que des ressorts à lames, brutaux et archaïques.
Elias, les mains menottées dans le dos, sentait chaque choc dans sa colonne vertébrale. L’obscurité du fourgon sentait la javel et la peur.
Il ferma les yeux. Le bruit du moteur diesel mal réglé s’estompa pour laisser place au silence terrifiant de 2027.
Janvier 2027. Le lendemain du Grand Bûcher.
Après l’incendie des serveurs, on avait cru que le calme reviendrait. On pensait naïvement que les émeutiers rentreraient chez eux une fois leur colère passée.
Mais le vide a horreur du vide.
Quand Internet s’est éteint, une angoisse vertigineuse a saisi la population. Plus de GPS. Plus de banques. Plus de logistique alimentaire. Les supermarchés se sont vidés en 48 heures.
C’est là qu’ils sont apparus. Pas des généraux. Pas des dictateurs.
Mais les “Gardiens du Vivant”.
Elias se souvenait du premier discours du Président Provisoire, un ancien philosophe médiocre devenu prophète de la décroissance radicale. Il parlait à la radio (le seul média survivant), sa voix grésillant dans les foyers glacés :
“Citoyens, ne craignez pas le noir. Ce n’est pas une panne. C’est un sevrage. Nous étions drogués au calcul. Nous étions esclaves de la performance. Aujourd’hui, nous retrouvons le temps humain.”
Le génie du nouveau régime n’a pas été la force, mais la flatterie.
L’IA avait humilié l’humanité en la surpassant partout : art, diagnostic, logistique, écriture. L’ego collectif était en miettes.
Le régime a soigné cette blessure par une doctrine simple : le Vitalisme.
La doctrine disait : “L’erreur est humaine, donc l’erreur est sacrée.”
L’intuition, même fausse, est devenue supérieure au calcul exact.
La lenteur est devenue une vertu morale.
2028 : La Loi du “Droit aux Mains”
Elias travaillait déjà au Ministère. Il avait vu passer les décrets.
Pour résorber le chômage massif causé par l’effondrement économique, l’État a interdit l’automatisation.
- Interdiction des moissonneuses-batteuses guidées par GPS. Retour à la récolte manuelle. (Résultat : famines partielles, mais plein emploi dans les champs).
- Interdiction des tableurs Excel dans la comptabilité publique. Retour au registre papier et au calcul mental.
C’était une absurdité économique, mais une victoire politique : il fallait désormais dix personnes pour faire le travail d’un seul ordinateur. Le chômage a disparu. Tout le monde avait un travail inutile, lent, harassant, mais un travail.
Le peuple a applaudi. Ils préféraient s’épuiser à la tâche pour un salaire de misère plutôt que de se sentir inutiles face à une machine. La fierté de la sueur a remplacé l’intelligence du processus.
2030 : La Purge Éducative
C’est là que l’Idéocratie s’est installée pour de bon.
Pour maintenir ce système, il fallait tuer l’esprit critique. La méthode scientifique, basée sur le doute et la preuve, était dangereuse. Elle risquait de montrer que le système était inefficace.
On a réformé l’école.
Les mathématiques avancées ont été supprimées des programmes, qualifiées de “langage machine”.
La biologie a été réécrite. On n’enseignait plus la génétique (trop proche du code), mais “l’Harmonie Naturelle”.
On apprenait aux enfants que la maladie n’était pas un dysfonctionnement biologique, mais un “déséquilibre spirituel” ou une “punition de la Nature” pour avoir trop utilisé la technique.
C’est ainsi qu’est née la terreur sanitaire.
Si tu tombes malade, ce n’est pas la faute d’un virus. C’est que tu es impur. Tu as touché quelque chose de technologique. Tu as “péché” contre le Vivant.
Le malade n’était plus une victime à soigner, mais un coupable à isoler.
2035 : L’Inquisition de la Bêtise
Le système ne marchait pas. Les récoltes pourrissaient faute de logistique. Les épidémies revenaient.
Mais dans une idéocratie, quand le système échoue, ce n’est jamais la faute de l’incompétence. C’est la faute du Saboteur.
Le bouc émissaire était tout trouvé : “L’Algorithme Caché”.
Le régime a convaincu la population que si la vie était dure, c’est parce que des “Scientistes” cachaient encore des ordinateurs dans les caves, lançant des malédictions numériques pour empoisonner l’air.
C’est là que Valand et la Garde Sanitaire sont entrées en scène.
Les voisins ont commencé à se dénoncer.
“Mon voisin a de l’électricité le soir, il doit avoir un générateur pour une IA.”
“Celui-là utilise des mots compliqués, il lit des vieux livres.”
“Cette femme a soigné son enfant trop vite, elle a des médicaments interdits.”
La bêtise n’était plus passive. Elle était armée.
L’effet Dunning-Kruger était devenu politique d’État : les plus incompétents étaient promus chefs de service car leur “foi” en l’humain était pure, tandis que les experts étaient chassés comme hérétiques.
On a vu des chirurgiens se faire arrêter parce qu’ils voulaient stériliser leurs instruments avec des machines “trop complexes”. On les a remplacés par des “Guérisseurs Intuitifs” agréés par le Parti. La mortalité infantile a bondi de 300%. Mais on disait que c’était la “Volonté de la Nature”.
Retour au présent.
Le camion fit une embardée, tirant Elias de sa rêverie.
Il rouvrit les yeux dans le noir.
Il comprenait maintenant pourquoi ils allaient le tuer.
Ce n’était pas parce qu’il avait une machine. C’était parce qu’il avait raison.
Dans ce monde, avoir raison est le crime suprême. Prouver que le Prion peut être vaincu par une protéine calculée, c’est prouver que le sacrifice de millions de gens depuis vingt ans était inutile. C’est prouver que leurs souffrances n’étaient pas une fatalité noble, mais le résultat d’un choix stupide.
Aucune dictature ne pardonne à celui qui révèle sa bêtise.
Le fourgon ralentit. Des voix résonnèrent à l’extérieur. Le grincement d’une lourde grille qui s’ouvre.
Elias sentit l’odeur. Même à travers l’acier du camion.
Une odeur de viande brûlée et de chlore.
Ils étaient arrivés à la résidence “Les Lilas”. Le mouroir. L’endroit où l’État “gérait” l’épidémie par le feu, faute de savoir la gérer par l’intelligence.
La porte arrière s’ouvrit brutalement. La lumière des projecteurs l’aveugla.
Valand était là, sa silhouette se découpant sur le ciel noir.
— Descends, le Technicien. Viens voir ce que donne ton monde sans tes machines.
Elias descendit. Ses jambes tremblaient, mais sa tête était haute.
Il savait une chose que Valand ignorait : une onde radio invisible, codée en 868 MHz, traversait la ville en ce moment même.
La bêtise avait gagné la bataille de la force. Mais elle n’avait pas encore gagné la guerre du code.
CHAPITRE 10 : LA CHIMIE DE LA COLÈRE
Novembre 2048.
Périmètre de la Résidence “Les Lilas”, Pantin.
Arthur Dupond stoppa son vélo-cargo à trois cents mètres de l’entrée. Ses cuisses brûlaient, ses poumons sifflaient l’air glacé, mais son esprit était d’une clarté de cristal.
La résidence “Les Lilas” n’était plus un immeuble d’habitation. C’était une forteresse.
Un mur de béton préfabriqué de trois mètres de haut encerclait l’ancien parc HLM. Des projecteurs halogènes balayaient la zone, alimentés par un énorme générateur diesel qui rugissait dans la cour, crachant une fumée noire vers le ciel éteint de Paris.
Arthur observa.
Deux gardes à l’entrée principale, armés de fusils à pompe.
Le camion d’Elias venait d’entrer. La grille se refermait lentement.
Arthur ne pouvait pas passer par là. Il lui fallait une diversion. Une grosse.
Il ouvrit le caisson avant de son vélo-cargo. C’était sa boîte à outils de “Nettoyeur”. Il n’y avait pas d’armes. Juste de quoi déboucher des chiottes et récurer des sols.
Pour un chimiste, c’était un arsenal.
Il sortit trois objets :
- Un bidon de “Destop Pro” (Soude Caustique / Hydroxyde de Sodium) qu’il utilisait pour les canalisations du Ministère.
- Une boule de papier aluminium froissé, récupérée dans les ordures d’une cantine (les emballages de sandwichs).
- Une bouteille d’eau en plastique vide de 1,5 litre.
— La thermodynamique, c’est bien, murmura Arthur en dévissant le bouchon de la bouteille. Mais la réaction exothermique, c’est plus drôle.
Il déchira l’aluminium en petits morceaux et les fourra dans la bouteille.
Il versa un fond d’eau sale puisée dans une flaque.
Puis, avec des gestes précis, il versa la soude caustique pure.
Il savait exactement ce qui allait se passer. La soude allait attaquer l’aluminium.2 Al + 2 NaOH + 6 H2O → 2 Na[Al(OH)4] + 3 H2.
Traduction : ça allait générer une chaleur intense et surtout, libérer une quantité massive de gaz Hydrogène.
Dans une bouteille fermée, la pression allait monter en quelques minutes jusqu’à l’explosion. Une bombe de surpression. Pas de feu, juste un bruit énorme, comme une grenade assourdissante.
Il revissa le bouchon à fond. Il secoua la bouteille. La réaction démarra immédiatement : le plastique commença à chauffer et à gonfler sous ses doigts.
Il avait environ trois minutes.
Arthur s’approcha du mur d’enceinte, côté nord, là où le générateur diesel tournait à plein régime.
Il y avait une bouche d’aération au ras du sol, protégée par une grille, qui aspirait l’air frais pour refroidir le moteur.
Arthur glissa la bouteille gonflée derrière la grille, juste à l’entrée de l’aspiration d’air.
Puis il courut.
Il traversa la rue et se jeta derrière une benne à ordures. Il se couvrit les oreilles.
Une minute passa. Le générateur ronronnait.
Deux minutes.
Arthur compta les secondes. 2 Al… 3 H2…
BOUUUM !
L’explosion fut sèche, violente, amplifiée par le conduit métallique.
La bouteille explosa, libérant le gaz sous pression.
Mais Arthur avait prévu le coup d’après. Ce n’était pas juste le bruit.
Le générateur, aspirant l’air goulûment, aspira le nuage d’hydrogène pur qui venait d’être libéré.
L’hydrogène entra dans la chambre de combustion du diesel.
Le mélange air-carburant devint soudainement explosif.
Le moteur s’emballa. Il y eut un claquement terrible, comme un coup de marteau sur une enclume.
Un piston traversa le bloc moteur.
Une gerbe d’étincelles jaillit de l’échappement.
Puis, le silence.
Les projecteurs s’éteignirent.
Les Lilas plongèrent dans le noir absolu.
— Kernel Panic, murmura Arthur.
Des cris éclatèrent dans la cour. Les faisceaux des lampes torches des gardes s’agitèrent frénétiquement.
— LE GÉNÉRATEUR A PÉTÉ ! SÉCURISEZ LE PÉRIMÈTRE !
C’était le moment.
Arthur ne passa pas par la porte. Il contourna l’enceinte vers l’arrière, là où les murs étaient aveugles.
Il sortit son “Passe-Partout” ultime : la Masse de 5 kg à manche en fibre de verre.
Il repéra une porte de service en métal, celle qui servait à sortir les poubelles (il connaissait l’architecture de tous les bâtiments publics par cœur).
Il n’attaqua pas la serrure. Trop solide.
Il attaqua les gonds.
Dans le noir, le bruit de la masse contre l’acier était couvert par la panique générale dans la cour.
Un coup. Le métal gémit.
Deux coups. Le béton autour du gond s’effrita (la construction des années 2030 était de mauvaise qualité, faute de cimentiers qualifiés).
Trois coups. La porte s’affaissa.
Arthur glissa son pied-de-biche dans l’interstice et pesa de tout son poids.
La porte sauta.
Il était dedans.
L’odeur le frappa immédiatement.
Ça ne sentait pas l’hôpital. Ça sentait la javel masquant l’odeur de la nécrose.
Il était dans le couloir de service des cuisines.
Il avança, masse à la main, lampe torche éteinte pour ne pas se faire repérer. Il connaissait ces lieux. Les cuisines mènent toujours au monte-charge. Le monte-charge mène aux sous-sols. Et c’est là qu’on met les “indésirables”.
Il arriva dans le hall principal. C’était le chaos. Des infirmières couraient avec des lampes à pétrole.
Arthur se fondit dans les ombres, utilisant sa combinaison grise de nettoyeur comme camouflage. Dans ce monde, personne ne regarde le balayeur.
Il entendit la voix de Valand hurler dans l’atrium :
— Laissez le générateur ! Amenez les torches ! L’exécution ne doit pas prendre de retard ! Le feu purifie, même sans électricité !
Arthur se figea.
Au centre de la cour intérieure, visible par les baies vitrées, un bûcher avait été dressé. Des vieux meubles, des palettes, des livres confisqués.
Deux gardes traînaient Elias vers le tas de bois.
Il était à genoux, le visage tuméfié.
Et à côté de lui, un petit groupe de “patients” attendait, terrifiés, tenus en joue.
Parmi eux, une petite fille de six ans, serrant une peluche sale. Elle avait une tache de naissance sur la joue qui ressemblait à un chat.
Nora.
Arthur serra le manche de sa masse.
Il était seul. Ils étaient vingt gardes armés.
La chimie avait fait diversion. Maintenant, il allait falloir de la physique brute.
Il repéra le système d’extinction d’incendie au plafond du couloir. De vieux tuyaux rouges, poussiéreux.
Arthur leva les yeux. Il sourit.
Dans un bâtiment “purifié”, ils avaient enlevé les systèmes électroniques de détection, mais ils avaient gardé la plomberie. Et la plomberie, c’est de l’hydraulique.
Il ne fonça pas vers la cour. Il courut vers la vanne d’arrivée d’eau générale, située dans le local technique juste à côté.
Il entra. La vanne était énorme, une roue rouge rouillée.
Arthur posa sa masse. Il saisit la roue à deux mains. Il força. C’était grippé.
Il utilisa le manche de sa masse comme levier dans les rayons de la roue.
— Archimède, aide-moi, grogna-t-il.
La roue tourna avec un grincement sinistre.
Il ne ferma pas l’eau. Il l’ouvrit au maximum. Il mit le réseau sous pression maximale.
Puis, il sortit son couteau. Il coupa le tuyau flexible qui alimentait le mélangeur de mousse anti-incendie (stocké là par sécurité). Il le dévia directement dans le circuit de ventilation qui soufflait vers la cour.
Il revint dans le couloir, face à la vitre qui donnait sur la cour.
Valand levait une torche enflammée vers le bûcher où Elias était attaché.
— Par le feu, nous rendons cette âme à la Nature ! clama-t-elle.
Arthur leva sa masse et fracassa la vitre blindée de l’atrium.
CRAAASH !
Le bruit stoppa Valand net.
Tous les regards se tournèrent vers la fenêtre brisée.
Arthur se tenait là, éclairé par la lueur des torches, sa masse sur l’épaule, sa combinaison grise couverte de suie. Il ne ressemblait pas à un héros. Il ressemblait à un bug dans la matrice.
— HEY ! VALAND ! hurla-t-il.
La Superviseure plissa les yeux.
— Qui es-tu ? Un autre hérétique ?
Arthur sourit.
— Non. Je suis le Support Technique.
Il sortit un briquet de sa poche et le lança vers la bouche d’aération qu’il avait trafiquée.
Non, pas d’explosion cette fois.
Mais il avait ouvert les vannes. La pression hydraulique fit sauter les têtes des sprinklers (les arroseurs automatiques) au plafond de l’atrium, qui étaient vieux et fragiles.
L’eau jaillit. Pas une bruine. Un déluge.
L’eau froide, sous pression, s’abattit sur le bûcher.
La torche de Valand grésilla et s’éteignit dans un nuage de vapeur.
Le bois mouillé refusa de prendre feu.
Le noir revint, total, humide, glacé.
Les gardes hurlaient, glissant sur le sol trempé.
Arthur sauta par la fenêtre brisée, atterrissant dans la cour inondée.
— ELIAS ! COURS !
Il fonça dans la mêlée, sa masse tournoyant comme une hélice, fauchant les jambes des gardes aveuglés par l’eau et la nuit.
Il n’était plus Arthur Dupond. Il était la Force Centrifuge.
CHAPITRE 11 : LE PATIENT ZÉRO
Novembre 2048.
Cour intérieure de la Résidence “Les Lilas”.
Le chaos était liquide et glacé.
Les sprinklers du plafond crachaient une pluie diluvienne qui transformait la suie du bûcher éteint en une boue noire et collante.
Arthur Dupond ne réfléchissait plus. Il était en mode “Survie”.
Il enjamba le corps d’un garde qui avait glissé sur le carrelage mouillé et s’assomma contre un banc en pierre.
Il arriva devant le poteau d’exécution.
Elias était là, trempé, les yeux écarquillés, l’eau ruisselant sur ses cheveux gris.
— ARTHUR !
Arthur ne perdit pas de temps avec les nœuds. Il leva sa masse.
— Écarte-toi !
CLANG.
Il frappa la chaîne rouillée qui retenait les poignets d’Elias. Le métal céda sous l’impact de l’acier trempé. Elias s’effondra dans la boue, ses bras engourdis pendant le long de son corps.
Arthur le releva par le col de sa veste.
— Où est Nora ? hurla-t-il pour couvrir les cris de Valand.
Elias, à bout de souffle, pointa un groupe de prisonniers recroquevillés sous un auvent, terrorisés par la bataille.
— Là-bas ! La petite avec le manteau rouge !
Arthur fonça, traînant Elias. Il jouait de la masse comme d’un fléau d’armes, repoussant les gardes désorientés qui tentaient de barrer la route. La plupart étaient aveuglés par le noir soudain et la panique. Ils frappaient dans le vide.
Arthur atteignit le groupe. Il repéra la petite fille. Elle serrait une peluche trempée contre elle. Elle ne pleurait pas. Elle regardait Arthur avec des yeux immenses, comme si elle voyait un géant sortir d’un conte.
— Viens ! cria Arthur en la soulevant d’un bras, gardant sa masse dans l’autre.
— Par l’arrière ! Il faut sortir par les cuisines ! hurla Elias.
Ils coururent vers la brèche.
Mais Valand avait rallumé sa torche. Elle se tenait au milieu de la cour, une furie mouillée, les cheveux collés au visage.
— ILS S’ÉCHAPPENT ! TUEZ-LES ! TIREZ DANS LE TAS ! LA PURETÉ EXIGE DU SANG !
Trois gardes de la Milice Sanitaire surgirent de l’ombre, bloquant l’accès aux cuisines. Ils n’avaient pas d’armes à feu (la poudre était rationnée), mais des matraques télescopiques.
Arthur poussa Elias et Nora derrière lui. Il leva sa masse.
— Je vais leur expliquer la gravité, grogna-t-il.
Le premier garde fonça. Arthur esquiva et envoya un coup de manche dans les côtes. Le garde plia.
Le deuxième hésita.
Mais le troisième…
Le troisième garde ignora Arthur. Il vit le vieil homme. La cible facile.
Il se jeta sur Elias.
Elias n’avait plus la force de se battre. Le garde, un colosse en uniforme noir, le plaqua contre le mur de briques mouillées. Il l’attrapa à la gorge, serrant fort.
— Tu ne sortiras pas d’ici, l’hérétique, gronda le garde. Tu vas brûler avec tes machines.
Le visage du garde était à dix centimètres de celui d’Elias.
Elias vit ses yeux. Ils étaient vitreux, fiévreux.
Il vit sa peau. Elle était pâle, couverte d’une fine pellicule de sueur froide malgré la température glaciale.
Et il entendit sa respiration. Un sifflement rauque, liquide, comme des bulles éclatant au fond d’un poumon.
Soudain, l’effort de la lutte fut trop violent pour le garde.
Son corps fut secoué d’un spasme incontrôlable.
Il ne put se retenir.
Il toussa.
Ce n’était pas une petite toux sèche. C’était une explosion humide, viscérale.
Une gerbe de postillons mêlés de sang et de mucus frappa Elias en plein visage.
Dans les yeux, sur la bouche, dans le nez.
Elias se figea, paralysé par l’horreur.
Il connaissait ce symptôme. Il l’avait vu sur les fiches cliniques volées sur le bureau de Valand.
L’hémoptysie tardive. Le stade final de la Rouille Blanche.
Le garde lâcha prise, pliant en deux, vomissant du sang noir sur ses bottes cirées.
— Putain… râla le garde. Putain… ça brûle…
Elias s’essuya le visage d’un geste frénétique, mais il savait que c’était trop tard.
Le prion muté était dans ses muqueuses.
L’ironie le frappa plus fort qu’un coup de poing.
Il avait vécu vingt-deux ans dans la peur.
Il avait été arrêté parce qu’il vivait dans un immeuble suspecté.
Nora avait été condamnée parce qu’elle avait peut-être touché une rampe d’escalier.
Ils étaient sains. Ils étaient purs.
C’est le Gardien qui était pourri.
C’est celui qui portait l’insigne de la “Salubrité Publique” qui venait de le tuer.
Arthur surgit, assommant le garde malade d’un coup de pommeau sur la nuque. Le colosse s’effondra dans sa propre bile.
— Elias ! Ça va ? Il t’a touché ?
Elias regarda Arthur. Il regarda Nora, blottie dans un coin, saine et sauve.
Il sentit le goût métallique du sang du garde sur ses lèvres.
Le compte à rebours avait commencé. L’incubation était de 48 heures. La mort en 7 jours.
— On s’en fout ! mentit Elias, sa voix tremblante. Cours !
Ils s’engouffrèrent dans le couloir des cuisines. Arthur défonça la porte de service d’un coup de pied.
L’air frais de la nuit les frappa.
Ils étaient dehors.
Ils coururent dans les ruelles sombres de Pantin, laissant derrière eux la forteresse des Lilas en plein chaos.
Ils coururent jusqu’à ce que leurs poumons brûlent. Ils trouvèrent refuge sous un pont du périphérique, là où Arthur avait caché son vélo-cargo.
Arthur installa Nora dans le caisson avant, la couvrant avec sa veste de nettoyeur.
Elias s’appuya contre un pilier en béton, haletant, crachant pour essayer de nettoyer sa bouche.
Il regarda ses mains. Elles tremblaient.
— Ils sont malades, Arthur, souffla Elias.
Arthur se retourna, réglant la chaîne du vélo.
— Quoi ?
— Les gardes. La Milice. Ils sont tous infectés. C’est pour ça qu’ils portent des masques intégraux lors des rafles. Pas pour se protéger de nous… pour cacher qu’ils crachent leurs poumons.
Elias eut un rire nerveux, au bord de l’hystérie.
— Ils brûlent les immeubles sains pour faire disparaître les témoins de leur propre contamination. Ce n’est pas une mesure sanitaire. C’est un nettoyage de scène de crime.
Arthur le regarda, horrifié.
— Tu as… il t’a… ?
Elias s’essuya encore la bouche avec sa manche, frottant jusqu’au sang.
— On n’a pas le temps de parler de ça.
Il regarda Nora qui s’endormait dans le bac du vélo, épuisée.
— J’ai la formule dans ma tête, Arthur. Mais il me faut un labo. Un vrai. Avec un synthétiseur qui marche. Celui du Ministère est inaccessible maintenant.
Arthur réfléchit vite.
— Le Fab-Lab 42 ne suffira pas. C’est du bricolage.
Il regarda vers le sud, vers le centre de Paris plongé dans le noir.
— Il n’y a qu’un seul endroit où on peut trouver du matériel de bio-synthèse fonctionnel en 2048. L’endroit le plus gardé de France.
— L’Élysée ? demanda Elias.
— Non, dit Arthur. La Citadelle de la Santé. L’ancien Hôpital de la Pitié-Salpêtrière. C’est là que le Haut-Commandement se soigne. C’est là qu’ils gardent les dernières machines médicales pour eux, pendant qu’ils soignent le peuple avec des tisanes et du feu.
Elias se redressa. Il savait qu’il était un homme mort en sursis. Mais un mort n’a plus rien à perdre.
— Alors on va à la Pitié, dit Elias.
Arthur enfourcha le vélo.
— Monte derrière, le vieux. Ça va secouer.
Alors qu’ils s’éloignaient dans la nuit, Elias passa sa langue sur ses lèvres. Il sentait déjà, ou imaginait sentir, un picotement au fond de sa gorge.
Le Patient Zéro de la Résistance venait d’être infecté. Il ne lui restait que quelques jours pour transformer sa mort en victoire.
CHAPITRE 12 : LE DÉLIT DE FAIBLESSE
Novembre 2048.
Sous le pont du Périphérique, Porte de Pantin.
La pluie battait le béton au-dessus de leurs têtes, créant un rideau d’eau qui les isolait du monde.
Arthur était agenouillé près du vélo-cargo, tentant de remettre la chaîne déraillée.
Elias était assis contre un pilier, à distance. Il regarda Nora dormir dans le caisson.
Arthur se tourna vers lui, le visage barbouillé de suie.
— Il faut que je comprenne, Elias.
Il désigna la petite.
— Ses parents. Pourquoi elle était seule là-bas ? Et pourquoi toi, tu étais libre d’aller au bureau ce matin alors qu’elle vivait dans ce mouroir ?
Elias ferma les yeux. La douleur était plus vive que le froid.
— Mon fils s’appelait Amir.
Elias prononça ce nom comme un défi.
— Il portait le prénom de mon père. Dans le Paris de 2048, s’appeler Amir et vivre dans le Cercle Gris, c’est déjà être suspect. Mais Amir avait un autre “défaut” aux yeux du Régime.
Elias montra son propre bras.
— Il était diabétique de type 1.
Arthur comprit immédiatement.
— Une tare génétique.
— C’est comme ça qu’ils appellent ça, oui. “Faiblesse constitutionnelle”. L’idéologie du Ministère est simple : la Nature est parfaite. Si ton pancréas ne marche pas, c’est que la Nature veut t’éliminer pour purifier la race. Se soigner, c’est tricher. C’est polluer le patrimoine génétique commun.
Elias ramassa une pierre et la serra dans son poing jusqu’à blanchir ses phalanges.
— L’État ne fournit plus d’insuline. Ils donnent des tisanes d’écorces. Amir mourait à petit feu. Sa femme, Sarah, a refusé de le laisser partir. Elle a trouvé un réseau de contrebande. De la vraie insuline synthétique, volée dans les stocks de l’Armée. Elle le piquait en cachette la nuit.
— Ils se sont fait prendre ?
— Ils se sont fait dénoncer.
Le visage d’Elias se durcit.
— Le voisin du dessous. Morel. Un type aigri, qui passait ses journées à surveiller les allées et venues. Il détestait Amir. Pas seulement parce qu’il était malade, mais parce qu’il était… Amir. Il disait que des gens “comme nous” volaient l’air des vrais Français.
Elias cracha par terre.
— Un soir, Morel a entendu un bruit. Il est monté. Il a vu Sarah jeter une seringue usagée dans la poubelle. Une seringue en plastique. Un objet technologique interdit.
Arthur devina la suite.
— Il a appelé la Garde pour toucher sa prime.
— Mieux que ça. Il a appelé la Garde pour “Délit de Faiblesse”. Il a dit : “Mon voisin triche avec la sélection naturelle. Il utilise des machines pour survivre.”
Elias eut un sanglot sec.
— La Garde a débarqué en avril dernier. Ils ont trouvé l’insuline. Ils ont exécuté Amir et Sarah dans le salon, devant Nora. Le motif officiel sur le rapport de décès était : “Refus d’acceptation de l’ordre biologique.”
— Mon Dieu… et Nora ? Pourquoi ils ne l’ont pas tuée ?
— Parce que le Régime est pervers, Arthur. Ils ne tuent pas les enfants “sains”. Nora n’est pas diabétique. Mais comme elle est la fille d’un “faible”, elle est classée “Sujet à Risque”.
Elias frappa le sol.
— J’ai voulu la récupérer ! Le jour même ! Je suis allé au Service de l’Enfance. J’ai hurlé que j’étais son grand-père, que j’avais un poste au Ministère, un logement en Zone Verte !
Il releva la tête, les yeux brillants de haine.
— Ils m’ont dit non. Ils m’ont dit : “Cette enfant porte peut-être la tare de son père. Nous devons l’observer. Elle reste sous scellés dans l’appartement familial pour une période probatoire de six mois. Si elle survit, elle est digne d’être rééduquée. Si elle meurt, c’est que la Nature a fait son œuvre.”
— Six mois… souffla Arthur. Seule ?
— Les voisins avaient ordre de lui déposer à manger devant la porte. Elle a survécu, Arthur. Elle a six ans et elle a tenu bon. Je comptais les jours. La probation finissait la semaine prochaine. Je devais aller la chercher lundi.
Arthur se figea.
— Alors pourquoi ? Pourquoi sceller l’immeuble aujourd’hui ? Pourquoi vouloir le brûler ce soir ?
Un sourire terrible, carnassier, étira les lèvres d’Elias.
— C’est là que la justice existe, Arthur. Une justice noire.
Il pointa la direction de Pantin.
— C’est Morel. Le voisin collabo.
— Quoi ?
— Morel a récupéré l’appartement d’Amir après l’exécution des parents. Il a pillé leurs affaires. Il se sentait intouchable. Mais il y a trois jours… Morel a commencé à tousser.
Arthur écarquilla les yeux.
— La Rouille Blanche ?
— Oui. Le Prion humain. Morel a cru qu’il serait soigné parce qu’il était un “bon citoyen”. Il a appelé la Garde Sanitaire ce matin, en pleurant, pour demander un médecin.
Elias eut un rire qui ressemblait à un aboiement.
— Il a oublié la règle qu’il avait lui-même utilisée contre mon fils : Pas de pitié pour les faibles.
La Garde est venue. Ils ont vu les symptômes. Ils n’ont pas vu un citoyen. Ils ont vu un foyer infectieux. Ils ont soudé les portes de tout l’immeuble.
— Avec Nora dedans.
— Avec Nora, avec Morel, avec tout le monde. Morel a hurlé à la fenêtre qu’il les avait aidés, qu’il avait dénoncé l’Arabe et sa seringue six mois plus tôt !
— Et ?
— Et le commandant lui a répondu : “La maladie est la preuve de votre impureté, citoyen. Brûlez en silence.”
Arthur resta silencieux, glacé par l’horreur de la situation. Morel avait creusé sa propre tombe et y avait jeté tout l’immeuble. La haine raciste et eugéniste s’était retournée contre lui comme un boomerang viral.
— Voilà pourquoi je suis là, finit Elias. Je ne pouvais plus attendre les papiers. Le feu allait tous les prendre.
Nora remua dans son sommeil. Elle ouvrit un œil.
— Papi ? J’ai soif.
Elias voulut s’approcher. C’était viscéral.
Mais il sentit le picotement au fond de sa gorge. Le souvenir du postillon du garde infecté dans la cour.
Le garde qui venait de la Zone Verte.
Elias se figea. Il recula d’un pas.
— Arthur a de l’eau, ma chérie. Papi… Papi doit rester loin.
Il regarda Arthur avec désespoir.
— Je ne peux pas la toucher, Arthur. Je suis peut-être comme Morel maintenant.
Arthur comprit. Il sortit sa gourde et la donna à la petite.
Puis il remonta sur le vélo.
— La Pitié-Salpêtrière, dit Arthur en fixant l’horizon noir. C’est là-bas que sont les machines. C’est là-bas qu’on peut te soigner… et sauver la mémoire d’Amir.
Elias se releva péniblement.
— On ne passera pas par les rues, dit-il.
Il pointa une grille d’égout.
— On passe par dessous. C’est le seul chemin que Morel n’a pas pu surveiller.
Ils soulevèrent la plaque et descendirent dans les entrailles de Paris, laissant derrière eux la pluie et la folie des hommes “purs”.
CHAPITRE 13 : LE SUICIDE DE L’ALGORITHME
Novembre 2048.
Ancien collecteur des égouts de Paris, sous le canal Saint-Martin.
L’odeur était un mélange de vase millénaire et d’huile de moteur rance.
Arthur poussait le vélo-cargo sur l’étroite banquette de béton qui longeait le canal d’eaux usées. Ses roues crissaient sur des débris de verre vieux de vingt ans.
Elias marchait deux mètres derrière.
Il surveillait Nora, assise dans le caisson, mais il s’interdisait de s’approcher. À un moment, la petite avait tendu la main vers lui parce qu’elle avait peur du noir. Elias avait eu un mouvement de recul violent, presque brutal, se plaquant contre le mur suintant.
— Reste dans le vélo, Nora, avait-il ordonné d’une voix rauque. Papi doit rester loin. C’est pour ton bien.
Ils passèrent devant un mur de briques couvert de graffitis conservés par l’obscurité. Sous la lueur de la lampe torche d’Arthur, une affiche électorale à moitié décollée apparut.
On y voyait un homme en costume, souriant, promettant : “L’IA POUR TOUS : LA PROSPÉRITÉ PARTAGÉE – Élections 2027”.
Le visage du candidat avait été barré d’une croix rouge sang. Par-dessus, quelqu’un avait tagué un mot unique : TRAÎTRE.
Arthur s’arrêta pour reprendre son souffle. Il fixa l’affiche.
— Tu te souviens de lui ? demanda Elias en gardant ses distances. Le Premier Ministre Barrier.
— Je me souviens surtout de comment il a disparu, répondit Arthur. Lynché sur les marches de Matignon par une foule qui filmait la scène avec des téléphones qu’ils allaient briser l’heure d’après.
Arthur passa son doigt ganté sur le papier moisi.
— C’est fascinant quand on y pense, Elias. Les livres d’histoire du Ministère disent que le Peuple s’est réveillé. Que c’était une prise de conscience morale.
Il eut un rire bref et glaçant.
— Conneries. C’était juste une boucle while(true).
— De quoi tu parles ?
Arthur se tourna vers Elias. La lumière de la torche projetait des ombres dures sur son visage de nettoyeur.
— Tu crois que les dictatures du passé ont pris le pouvoir par la force ? Non. Elles l’ont pris par le désespoir et la propagande. En 2026, on a fait mieux. On a automatisé la haine.
Arthur s’assit sur le rebord du vélo, vérifiant l’état de la chaîne. Il avait besoin d’expliquer ça. De comprendre comment son propre domaine, le Code, avait tout détruit.
— J’étais chez BioNICs. On avait accès aux métriques des réseaux sociaux. On voyait les courbes.
Il dessina une exponentielle dans l’air.
— Le but des GAFAM n’était pas de détruire le monde. C’était le Profit. Le capitalisme pur. Pour maximiser les revenus publicitaires, il fallait maximiser le “Temps d’Engagement”.
— Que les gens restent scotchés à leur écran, traduisit Elias.
— Exactement. Et tu sais ce qui retient l’attention humaine le mieux ? Mieux que le rire ? Mieux que la curiosité ?
— La peur.
— La Rage, corrigea Arthur. L’indignation. Si je te montre une vidéo d’un robot qui aide une grand-mère, tu souris et tu scrolles. 3 secondes d’attention. Mais si je te montre une vidéo (même fausse, générée par une autre IA) d’un robot qui vole le travail d’un père de famille… tu t’arrêtes. Tu commentes. Tu partages. Tu t’énerves. 5 minutes d’attention.
Arthur tritura un écrou qu’il avait dans sa poche, un tic nerveux qui lui restait de ses années de codage.
— L’Algorithme de Recommandation a appris ça tout seul. Personne ne l’a codé pour être fasciste. Il a juste optimisé la fonction “Profit”. Il a compris que pour vendre du soda et des chaussures, il devait radicaliser la population.
— C’est l’IA qui a créé les anti-IA ?
— C’est le suicide parfait, Elias ! L’Ouroboros numérique. Les réseaux sociaux ont commencé à pousser massivement les contenus complotistes, les discours des “Gardiens du Vivant”, les vidéos haineuses contre la Tech… simplement parce que c’était ce qui faisait le plus de vues !
Elias regarda l’affiche déchirée.
— Et les politiques ? Ils n’ont rien vu ?
— Ils étaient dépassés. La classe politique traditionnelle était lente, nuancée. L’algorithme déteste la nuance. La nuance ne fait pas de clics.
Arthur imita une voix de tribun.
— Alors il a propulsé les fous. Ceux qui hurlaient le plus fort. Ceux qui avaient des solutions simples : “C’est la faute de la Machine. Brûlez la Machine, et vous retrouverez votre travail. Brûlez la Machine, et vous retrouverez votre fierté.”
Elias hocha la tête. Il se souvenait de l’ambiance au Ministère avant la chute. La peur d’être remplacé.
— C’est là que le capitalisme a creusé sa tombe, dit Elias. Ils ont voulu remplacer les humains pour économiser des salaires. Ils ont viré les comptables, les graphistes, les médecins… Ils ont créé une armée de millions de chômeurs éduqués, les “Déclassés”, qui avaient tout le temps du monde pour scroller et haïr.
— Le carburant de la révolution, dit Arthur.
Il se releva et vérifia que Nora dormait toujours.
— Les patrons de la Tech pensaient qu’ils étaient intouchables dans leurs tours d’ivoire. Ils regardaient leurs courbes de profit monter pendant que la haine montait en bas. Ils pensaient qu’ils pouvaient contrôler la bête.
Il donna un coup de pied dans un débris.
— Le 23 décembre, quand la foule a envahi les datacenters, les algorithmes continuaient de recommander les vidéos de l’émeute en direct… parce que ça faisait un buzz incroyable. Jusqu’à la dernière milliseconde, jusqu’à ce que le dernier câble soit coupé, le système a maximisé son profit en vendant sa propre mort.
— Et après ? demanda Elias, reculant d’un pas alors que Nora bougeait dans son sommeil.
— Après, le silence. Et dans le silence, la brute la plus forte prend le pouvoir. Valand et ses “Vitalistes” n’ont pas eu besoin de faire campagne. L’algorithme avait déjà lavé le cerveau de tout le monde. Ils n’avaient plus qu’à ramasser la couronne dans le ruisseau.
Arthur s’essuya les mains sur sa combinaison.
— C’est pas une guerre entre l’Homme et la Machine, Elias. C’est une guerre entre l’Homme et sa propre avidité. La Machine n’a fait qu’amplifier ce qu’on était déjà.
Elias regarda le tunnel sombre qui s’étendait devant eux. Il sentait sa gorge le piquer de plus en plus. Le temps pressait.
— Alors on va devoir faire mieux, dit-il d’une voix qui commençait à s’érailler. Si on rallume la lumière, il faudra s’assurer qu’elle n’éclaire pas seulement les monstres.
Arthur saisit les poignées du vélo-cargo.
— Commençons par ne pas mourir ce soir. La Pitié-Salpêtrière est à deux kilomètres sous terre. Et si mes souvenirs sont bons, l’entrée des catacombes sous l’hôpital est piégée.
Ils reprirent leur marche.
Au-dessus de leurs têtes, dans la ville noire, le résultat de cette folie dormait : une société purifiée, sans chômage, sans écrans… une idéocratie de la terreur bâtie sur les cendres de l’intelligence.
CHAPITRE 14 : LA TERRE BRÛLÉE
Novembre 2048.
Cour intérieure de la Résidence “Les Lilas”.
Valand regardait le chaos. Ses cheveux mouillés collaient à son visage déformé par la haine.
Autour d’elle, la cour inondée par Arthur ressemblait à un marécage.
Mais ce n’était pas l’eau qui l’inquiétait.
Un garde s’approcha d’elle. C’était le Lieutenant Kovic, son bras droit.
— Madame la Superviseure, on a perdu leur trace. Ils sont passés par les cuisines.
Kovic s’arrêta pour tousser. Une toux grasse, profonde, qui secoua sa carcasse.
Il porta sa main gantée à sa bouche. Quand il la retira, le cuir noir était maculé d’une bave rosâtre.
Valand recula d’un pas, comme si elle avait vu le diable.
Elle regarda autour d’elle. Trois autres gardes étaient pliés en deux, crachant leurs poumons sur le bitume mouillé.
La panique montait dans les rangs. La “Garde Sanitaire”, l’élite immunisée, était en train de pourrir sur pied.
— Vous… souffla Valand. Vous êtes impurs.
— Madame ? fit Kovic, les yeux brillants de fièvre. On a juste respiré la fumée…
— NON ! hurla Valand. C’est le Technicien ! C’est Elias ! Il a apporté la souillure avec lui ! C’est une attaque biologique !
Elle saisit la torche qui grésillait encore au sol.
— Le protocole est clair. “Tout foyer doit être purifié.”
— Madame, nous sommes vos hommes ! supplia Kovic.
— Vous êtes des vecteurs !
Valand courut vers le camion-citerne de “Gel Incendiaire” (un mélange de napalm et de goudron utilisé pour les purifications). Elle ouvrit la vanne principale. Le liquide noir et visqueux se déversa dans la cour, se mélangeant à l’eau, flottant à la surface, entourant les gardes malades et les résidents terrorisés.
— Brûlez, dit-elle. Brûlez pour votre rédemption.
Elle jeta la torche.
Le brasier fut instantané. Une boule de feu monta vers le ciel, illuminant la nuit parisienne. Les cris des gardes se mêlèrent à ceux des habitants. Valand regarda les flammes avec un visage de pierre. Elle venait de tuer ses propres soldats pour cacher la faille de son idéologie.
Elle se tourna vers la porte de sortie, seule survivante de son propre massacre.
— Elias… murmura-t-elle. Tu ne m’échapperas pas. Même si je dois retourner tout Paris. Je te tuerai moi-même.
Dans les égouts, sous la Résidence.
L’explosion au-dessus de leurs têtes fut colossale.
L’onde de choc traversa le béton, faisant trembler les voûtes centenaires des égouts.
— ATTENTION ! cria Arthur.
Le plafond se fissura. Des blocs de pierre et de béton armé s’effondrèrent devant le vélo-cargo, soulevant un nuage de poussière et d’eau saumâtre.
Arthur freina d’urgence, dérapant sur la vase.
Un mur de gravats venait de tomber entre eux et Elias, qui fermait la marche.
— ELIAS ! hurla Arthur.
La poussière retomba lentement. Le tunnel était bloqué. Un éboulis infranchissable de plusieurs tonnes.
Arthur tapa contre les pierres.
— Elias ! Tu m’entends ?
Une voix étouffée, faible, lui répondit de l’autre côté.
— Je suis là… Je ne suis pas blessé.
— On va dégager ça ! Attends !
— Non ! coupa Elias. Sa voix était calme, résignée. Arthur, écoute-moi. C’est Valand. Elle a fait sauter l’immeuble. La structure est instable. Si tu touches à ces pierres, tout le plafond s’écroule sur vous.
Arthur regarda Nora, recroquevillée dans le vélo, les yeux écarquillés par la terreur. Il ne pouvait pas prendre ce risque.
— On ne peut pas te laisser ! cria Arthur. Tu es malade !
— Raison de plus, répondit Elias. Je vous ralentis. J’ai… j’ai déjà du mal à respirer. Le stress accélère l’incubation.
Un silence lourd tomba dans le tunnel. Arthur savait qu’il avait raison.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Arthur, la gorge serrée.
— La Citadelle, dit Elias. La Pitié-Salpêtrière. C’est le seul endroit. Arthur, tu es un “Invisible”. Tu as les passes de nettoyeur. Tu peux entrer dans l’hôpital, te faufiler dans les labos, synthétiser le remède avec la formule sur ta clé.
— Et toi ?
— Je vais trouver une autre sortie. Je vais contourner par les collecteurs sud. Ça va me prendre du temps.
— Combien de temps ?
— Six jours, mentit Elias. Ou peut-être moins. Retrouve-moi dans six jours, à minuit, à l’entrée de service de la Morgue de l’hôpital. C’est le point le moins gardé.
— Six jours… répéta Arthur. Tu tiendras ?
— J’ai une petite-fille à sauver, Arthur. La volonté est une drogue puissante.
— D’accord. Six jours. Si tu n’es pas là…
— Si je ne suis pas là, sauve Nora. Et rallume la lumière.
Arthur posa sa main sur le mur de pierres froides.
— Adieu, le vieux.
De l’autre côté, Elias s’appuya contre les gravats. Il toussa, et cette fois, il sentit le goût cuivré du sang remonter dans sa bouche.
— Adieu, le codeur.
CHAPITRE 15 : L’ORGUEIL DU SANG
Novembre 2048.
Quai de livraison de la Morgue, Hôpital de la Pitié-Salpêtrière.
Minuit.
La Citadelle brillait de mille feux électriques, une île de lumière insultante au milieu d’un Paris mort. Le ronronnement des générateurs massifs de l’hôpital couvrait le bruit du vent.
Arthur était caché derrière une benne à déchets médicaux. Il tremblait de froid et de tension.
Dans sa poche, il serrait un flacon en verre volé au laboratoire de pathologie une heure plus tôt. À l’intérieur, 50 millilitres d’une solution saline bleue.
Il avait réussi la synthèse. Le vieux séquenceur de l’hôpital, bien que bridé par le Régime, avait obéi aux instructions du code d’Elias. La Protéine Chaperonne était réelle.
Un bruit de pas traînants résonna sur le pavé mouillé.
Une silhouette émergea de la brume venant du canal.
Arthur se leva d’un bond, prêt à courir vers lui.
— Elias !
— ARTHUR, STOP !
Le cri d’Elias était un râle, mais l’ordre était impératif. Le vieil homme leva une main tremblante, paume ouverte, pour le stopper net à cinq mètres de distance.
Elias était terrifiant à voir. Il ne tenait debout que par la force de la volonté. Sa peau était grise, marbrée de taches violacées. Du sang séché maculait son menton et sa chemise. Il était en phase terminale : ses poumons étaient en train de se liquéfier.
— N’approche pas… gargouilla Elias. Je suis… saturé. Ma charge virale est au maximum.
Arthur se figea, le cœur serré.
— J’ai le remède, Elias. Je l’ai synthétisé. On peut essayer…
Elias secoua la tête lentement.
— Inutile. Mes tissus sont nécrosés. On ne répare pas un mur effondré avec du plâtre. Garde-le… pour ceux qui ont encore des poumons.
Soudain, des projecteurs s’allumèrent sur le toit du quai de déchargement. Une lumière blanche, crue, les cloua sur place.
Des portes blindées s’ouvrirent avec un sifflement hydraulique.
Une escouade de la Garde Sanitaire sortit, en formation de tir, vêtue de combinaisons Hazmat blanches intégrales.
Au milieu d’eux, sans combinaison, juste avec un masque chirurgical sur le visage, s’avança Valand.
Elle avait l’air épuisée, folle de rage. Elle avait traqué Elias à travers tout Paris, brûlant des quartiers entiers sur son passage.
— Je savais que tu viendrais ici, dit-elle, sa voix amplifiée par l’acoustique du hangar. Le rat revient toujours chercher le fromage.
Elle fit signe aux gardes.
— Ne tirez pas. Je veux qu’il brûle vif. Comme l’immeuble qu’il a fui.
Elias s’adossa contre un poteau en béton pour ne pas tomber. Il regarda Valand avec pitié.
— Vous avez perdu, Valand. La formule existe. Arthur l’a fabriquée.
Valand eut un rire nerveux. Elle s’approcha, confiante. Elle savait qu’Arthur n’était pas armé et qu’Elias était mourant.
Elle s’arrêta à deux mètres d’Elias. Elle voulait voir la peur dans ses yeux. Elle retira son masque chirurgical pour cracher son mépris. Un geste d’arrogance pure : elle était la Prêtresse du Vivant, elle se croyait immunisée par sa foi.
— Ton “remède” est une illusion, Elias. Regarde-toi. Tu pourris sur pied. C’est le jugement de la Nature.
Elias sourit. Ses dents étaient rouges de sang.
— La Nature ne juge pas, Valand. Elle se contente d’être. Et le virus… le virus se fout de votre idéologie.
Il prit une inspiration profonde, douloureuse, un bruit de succion horrible.
Valand fronça les sourcils.
— Qu’est-ce que tu…
Elias rassembla tout ce qui lui restait de vie dans ses poumons détruits.
Il ne se jeta pas sur elle. Il n’en avait pas la force.
Il se contenta de tousser.
Une toux explosive, violente, projetée avec la dernière énergie du désespoir.
Une brume fine de sanglettes et de salive traversa les deux mètres qui les séparaient.
Valand n’eut pas le temps de reculer.
Elle reçut les gouttelettes en plein visage. Sur les lèvres. Dans les yeux grands ouverts.
Le silence tomba sur le quai. Absolu.
Valand resta figée, les mains en l’air. Elle sentit le goût cuivré sur sa langue.
Le contact était fait. Muqueuse contre muqueuse. Charge virale maximale.
Elias glissa le long du poteau et s’effondra au sol. Il ne se relèverait plus.
— Maintenant… haleta-t-il… nous sommes égaux.
Valand hurla. Un cri de bête.
Elle frotta son visage frénétiquement, étalant le sang contaminé au lieu de l’essuyer.
— IL M’A TOUCHÉE ! TUEZ-LE ! IL M’A SOUILLÉE !
Elle se tourna vers ses gardes, tendant les bras vers eux pour qu’ils l’aident.
— Nettoyez-moi ! Vite ! De l’alcool !
Mais les gardes reculèrent.
Un mouvement d’ensemble, synchronisé. Ils firent un pas en arrière.
Leur protocole était strict. Il avait été écrit par Valand elle-même : “Tout contact avec un fluide infecté entraîne le reclassement immédiat en Zone Rouge.”
— Lieutenant ! aboya Valand. Aidez-moi !
Le lieutenant, caché derrière sa visière intégrale, ne bougea pas. Sa voix sortit, déformée par le haut-parleur de son casque :
— Reculez, Citoyenne. Vous êtes contaminée.
— JE SUIS VOTRE CHEF !
— Vous êtes le vecteur. Le règlement est absolu. Pas d’exception.
Arthur s’avança alors. Il tenait le flacon bleu bien en vue.
— Valand ! cria-t-il.
Elle se tourna vers lui, les yeux fous.
— Il y a une autre issue, dit Arthur calmement.
Il secoua le flacon.
— C’est la protéine Chaperonne. Si je vous la donne maintenant, elle peut bloquer le prion avant qu’il ne s’accroche à vos neurones. Vous pouvez vivre. Mais vous devez admettre que la science fonctionne.
Valand regarda le liquide bleu.
C’était la vie.
Mais c’était aussi la défaite.
Prendre ce flacon, c’était avouer que vingt ans de purges, d’exécutions et de discours n’étaient que du vent. C’était détruire son propre mythe.
Pour une fanatique, la mort physique est acceptable. La mort de l’ego est impossible.
Elle se redressa. Le sang d’Elias barrait son visage comme une peinture de guerre.
— Je ne boirai pas votre poison numérique, cracha-t-elle.
D’un revers de main violent, elle frappa le flacon qu’Arthur lui tendait.
Le verre explosa sur le bitume.
Le liquide bleu se répandit dans les rigoles, se mélangeant à l’eau de pluie et à la boue.
Arthur regarda la flaque avec une tristesse infinie. Pas pour Valand, mais pour le gâchis.
— Alors mourez avec vos certitudes, dit-il froidement.
Valand se tourna vers ses hommes, s’attendant à ce qu’ils l’ouvrent quand même.
Mais le lieutenant appuya sur le bouton de fermeture de la porte blindée.
— Verrouillage du sas, ordonna-t-il. Périmètre compromis.
Les lourdes portes d’acier commencèrent à se refermer dans un grincement hydraulique.
— NON ! ATTENDEZ ! hurla Valand en courant vers l’entrée. OUVREZ ! JE SUIS LA PURETÉ !
Les portes se claquèrent devant elle.
Le bruit des verrous magnétiques qui s’enclenchaient résonna comme un coup de fusil.
Valand frappa contre l’acier, hurlant, suppliant, seule désormais dans le froid, condamnée par les règles impitoyables qu’elle avait elle-même édictées.
Arthur recula dans l’ombre. Il ne pouvait rien faire pour elle.
Il se tourna vers Elias.
Le vieil homme était allongé sur le flanc. Sa respiration n’était plus qu’un sifflement ténu.
Arthur resta à distance respectueuse, comme Elias l’avait voulu.
— La fiole… ? murmura Elias sans ouvrir les yeux.
— Elle l’a brisée, dit Arthur.
Elias eut un faible sourire.
— Ce n’est… pas grave. Le liquide se perd… mais le code reste. Tu as… la clé USB ?
— Je l’ai.
— Et Nora ?
— Elle est en sécurité. Cachée dans les catacombes.
— Bien…
Elias ouvrit les yeux une dernière fois. Il regarda le ciel noir, sans étoiles, étouffé par la fumée de charbon.
— Arthur ?
— Je suis là.
— Ne la laisse pas… devenir bête. Apprends-lui… le Python.
Le regard d’Elias se fixa. Sa poitrine cessa de se soulever.
Le Patient Zéro était mort, libre, à cinq mètres de la forteresse qui l’avait rejeté.
Arthur resta là une minute, sous la pluie glacée.
Puis il entendit les sirènes de la Garde Sanitaire contourner le bâtiment pour venir “nettoyer” le quai par l’extérieur.
Il devait partir.
Il n’avait plus le remède physique.
Mais il avait la clé USB. Il avait le savoir. Et il avait une petite fille qui l’attendait dans le noir.
Arthur Dupond tourna les talons et s’enfonça dans la nuit. Il n’était plus un nettoyeur. Il était le Professeur. Et la classe allait bientôt commencer.
ÉPILOGUE : LE SIGNAL
Décembre 2048.
Quelque part dans les Catacombes de Paris.
Le silence était revenu sous la terre.
Dans une petite alcôve de pierre sèche, éclairée par la lueur vacillante d’une bougie de suif, Arthur Dupond finissait de souder un fil de cuivre.
À côté de lui, Nora, enveloppée dans une couverture de survie, regardait avec attention. Elle ne pleurait plus. Elle avait compris que les larmes ne servaient à rien dans le noir.
— C’est quoi ça ? demanda-t-elle en pointant le boîtier rudimentaire.
Arthur sourit. Il connecta la batterie de récupération.
Une petite diode rouge se mit à clignoter. Bip… Bip… Bip…
— C’est une bouteille à la mer, Nora.
Arthur tapota le boîtier de l’émetteur LoRa.
— Ça envoie un message. Très loin. À travers les murs, à travers la pluie, à travers la bêtise des hommes.
— Et qu’est-ce qu’il dit le message ?
Arthur regarda la clé USB branchée sur le montage. Le code d’Elias. La structure de la protéine. La vérité mathématique que le monde avait voulu brûler.
— Il dit que la solution existe, expliqua Arthur. Il dit qu’on n’est pas obligés d’avoir peur.
Il prit le livre écorné, 1984, et le posa délicatement sur la table, à côté de l’émetteur. Il n’en aurait plus besoin pour se cacher.
Puis il ouvrit son ordinateur portable. L’écran illumina le visage de la petite fille.
Il ouvrit un éditeur de texte vide.
— Tu sais lire, Nora ?
— Un peu. Papi m’a appris les lettres.
— Bien. Maintenant, je vais t’apprendre à écrire. Mais pas des mots. Je vais t’apprendre à écrire le monde.
Il tapa : print("Hello World")
— C’est quoi ? demanda Nora.
— C’est le début, dit Arthur.
Dehors, au-dessus de leurs têtes, Paris était glacée, malade et terrifiée. Valand agonisait peut-être devant sa porte close. Le Prion continuait son œuvre.
Mais dans les ondes invisibles qui traversaient la nuit, un signal binaire se propageait, inarrêtable.
0 et 1.
Le code ne meurt jamais.
Loin de là, dans une cave de Berlin, ou un grenier de Tokyo, ou peut-être juste dans la chambre d’un ado rebelle à Lyon, une diode verte allait bientôt s’allumer sur un récepteur oublié.
Quelqu’un allait recevoir le message.
Et le Repliement prendrait fin.